Les pianistes qui ont pu bénéficier de l’enseignement de Franz Liszt ont tous témoigné de l’aspect classique de sa méthode qui semble en parfaite contradiction avec ce qu’il réalisait lors de ses prestations de concert. Et lorsqu’on l’interrogeait sur sa merveilleuse technique qui semblait nouvelle, révolutionnaire même, il l’attribuait à l’effet du travail des vingt-quatre gammes, des accords arpégés, des trilles sur certains doigts, les autres enfoncés et des études de Czerny, son professeur, qu’il n’a, à ses dires, jamais cessé de pratiquer un seul jour.
Une matinée chez Liszt, par J. Kriehüber (1846)
de gauche à droite, J. Kriehüber, H. Berlioz, K. Czerny, F. Liszt et H.W. Ernst
Il prétendait appliquer cette méthode et travailler les exercices pendant des heures, tout en lisant pour se désennuyer ! Oui ! vous avez bien lu ! Et contrairement aux opinions modernes selon lesquelles la fatigue est le pire ennemi d’un entrainement rationnel et qu’une fois l’attention lassée le travail devient non seulement nul mais nuisible, Liszt allait jusqu’à recommander explicitement ce qu’il faisait lui-même à ses élèves, « qu’on lise en même temps pour se distraire ».
Amy Fay (1844-1928), une pianiste américaine, alla voir Liszt en 1873 à Weimar pour apprendre le secret de sa technique légendaire. Elle finit par constater après plusieurs leçons qu’il « ne vous donne aucun conseil technique ». Elle explique ainsi l’échec de Liszt à enseigner sa technique : « Liszt étant un grand empiriste, je crois qu’il fait tout cela par instinct, sans l’examiner consciemment ». Ainsi, en génie d’instinct, Franz Liszt ou bien écartait tout problème de la technique, ou bien recommandait de bonne foi à ses élèves ce qu’il avait appris dans sa jeunesse, sans se rendre compte qu’il faisait exactement le contraire.
Si de nombreux témoignages concordent pour accorder à Liszt une inefficacité à transmettre sa manière de jeu dans ses leçons, certains documents permettent, aujourd’hui, de se faire une idée de certaines particularités de son jeu. Il suffit de regarder les amusantes caricatures contemporaines. Liszt y est représenté, levant les bras plus haut que la tête, s’appuyant sur le clavier, les coudes relevés jusqu’au niveau des oreilles, tantôt accroupi, tantôt presque debout.
Bien que par malice, les caricaturistes avaient vu bien plus clair que les professeurs de piano, ils avaient saisi les nouveautés : l’utilisation du bras entier, de son poids depuis les épaules et la participation de tout le corps au jeu, ce que ne montrent pas les études des Czerny.
Quelques autres documents peuvent également nous donner des indications sur son jeu. Les observations de Madame Boissier sont parmi les plus utiles qui soient. Elle était éloignée de tout parti pris puisqu’elle était seulement amateur en matière pianistique et ne possédait pas pour Liszt une admiration subjuguée. Cette Genevoise passa l’hiver 1831-32 à Paris avec sa fille Valérie. En mère prudente, elle assista à toutes les leçons que Valérie prit avec le jeune Liszt, magicien. Elle nota le récit détaillé de chaque séance dans son journal. Elle remarque également les contradictions entre les conseils qu’il donnait et son propre jeu.
Ainsi, une leçon chez Liszt ne ressemblait guère à une leçon d’aujourd’hui. Elle durait de deux à trois heures, le maître jouait beaucoup et des pièces entières, on discutait littérature et philosophie, comme dans un salon à la mode. On y travaillait Beethoven, Mendelssohn, Schubert, Liszt ou Chopin, ainsi que les études de Czerny.
Madame Boissier décrit la main de Liszt quand il joue : « Il ne tient pas les doigts arrondis, car cette tenue, dit-il, rend le jeu sec ; il ne les tient pas allongés non plus mais ils sont plutôt d’une telle flexibilité qu’ils paraissent n’avoir aucune tenue définie ». Elle cherche à décrire ce qu’on appellera plus tard la « main passive », décontractée au maximum. Un autre jour, Liszt semble confirmer : « Il faut faire, pour ainsi dire, une main morte »… Madame Boissier note encore plus tard : La main de Liszt est continuellement en mouvement sur le clavier. Elle se balance avec grâce et liberté ». Souplesse donc, de la main, mais forcément aussi du poignet, des bras entiers et du corps évidemment.
Le ténor Louis Lablache et Franz Liszt, dans le Galop chromatique par H. Lehmann
Si les caricatures et les témoignages servent de source documentaire importante, l’œuvre pour piano qu’il a composé propose une source exceptionnelle de doigtés, d’articulations, de phrasés qui confirment ce que son traité sur la technique aurait pu expliquer. Son œuvre montre irréfutablement le jeu libre dans l’action, la participation du corps entier au jeu, perçu désormais comme une action totale et plus simplement une agitation des doigts de la main. Ainsi, on peut voir des thèmes joués en accords, des mélodies jouées par les deux pouces pendant que les huit autres doigts accompagnent, sauts à grands intervalles, tremolos, glissandi.
Dernier élément, enfin, et non des moindres, La modernisation de l’instrument piano a contribué à la modernisation de la technique pianistique. Alors que Beethoven jouait encore sur un piano Streicher de six octaves et demi, Liszt possède dès 1842 de piano de huit octaves. La longueur des cordes change également et s’accroît grâce à la disposition en oblique. Les marteaux de cuir, trop lourds sont remplacés par des feutres, permettant ainsi des nuances allant de » ppp à fff « . Le double échappement mis en place par Erard en 1822, permet un toucher plus nerveux et autorise la répétition rapide de doubles notes. Avec l’apparition du grand piano Steinway de concert en 1859, le piano moderne est né.
Toutes ces innovations, issues en partie des dernières recherches de Beethoven, ne se résument pas à de la démonstration acrobatique. Elles sont liées à la pensée musicale très sophistiquée de Liszt. Le geste possède donc une signification strictement musicale et même s’il peut impressionner l’auditer et le spectateur, cette libération du corps permet au piano de faire un bond en avant. Et cela, c’était vraiment nouveau !