Il arrive souvent que le mélomane débutant se demande à quoi sert le chef d’orchestre qui s’agite plus ou moins devant un orchestre dont le métier et le professionnalisme peut sembler rendre l’étrange personnage superflu. Si le fait que chaque pupitre possède sa propre partition qui devrait lui permettre de jouer les notes écrites par le compositeur, le chef est pourtant bien celui qui va imprimer sa vision de l’œuvre à l’orchestre qu’il conduit (le terme anglais « to conduct an orchestra » est sans doute plus approprié que l’autoritaire « diriger » du français) et assurer la cohérence entre tous les instrumentistes de l’orchestre.
L’une des tâches premières du conducteur d’orchestre est de veiller à la mise en place des notes des différents pupitres. On dit qu’il bat la mesure. Deux raisons essentielles imposent cette action. La première est de faire comprendre et de réaliser un rythme. C’est dans ce sens que la formation musicale enseigne la battue. Mais elle sert surtout à permettre à plusieurs musiciens de jouer ensemble et en mesure.;
La battue se pratique différemment selon le nombre d’interprètes. Là où, dans les formations de chambre, le travail de répétition amène les musiciens à se regarder, à respirer en commun et à suivre le musicien désigné (souvent le premier violon), les orchestres plus fournis ont besoin du chef. C’est, par ailleurs, l’un des seuls cas où la battue prend place dans l’exécution publique de la musique. La battue d’un chef d’orchestre est tout autant rythmique qu’expressive.
La première battue connue devance, et de loin, l’apparition des premiers chefs. Elle date de la seconde moitié du XIIIème siècle, période nommée par les musicologue « mensuraliste ». Cette battue prévoit déjà deux mouvements distincts de la main : la main s’abaisse, c’est la « positio » et la main se relève, c’est l’ « elevatio ». Comme, à cette époque, le tempo n’est pas variable et repose sur un « tactus » fixe, ce sont les proportions rythmiques qui modifient la vitesse de la musique, mais la battue reste immuable. Ces termes sont la simple traduction latine des notions d’ « arsis » et « thesis » qui, dans la civilisation grecque , indiquait le levé et le posé du pied dans l’art de la danse.
La battue moderne possède des articulations qui sont le reflet de la complexité toujours croissante des mesures et des rythmes utilisés dans la musique. Les bases du système sont pourtant très simples. Ainsi, le premier temps est toujours battu par la main droite du haut vers le bas, le dernier temps est, quant à lui, toujours dirigé vers le haut. Lorsqu’il y a trois temps, le deuxième est dirigé vers la droite, lorsqu’il s’agit d’une mesure à quatre temps, le deuxième va vers la gauche et le troisième à droite. Les mesures composées, à six, neuf et douze temps sont battues comme leur mesure simple correspondante (un six temps se bat comme un deux temps, chaque battue correspond alors à trois temps) et peuvent être décomposées dans les tempi lents par de légers mouvements de la main. Quant aux mesures asymétriques à cinq, sept ou huit temps, elles sont la juxtaposition de deux mesures simples (une mesure à cinq temps pourra se battre 3 temps + 2 temps, par exemple).
Ce n’est qu’à l’époque baroque que sont apparues les premières directions d’orchestre. On nommait alors la double direction le principe du Kapellmeister (souvent le compositeur de l’œuvre) qui dirige les autres musiciens tout en interprétant la basse continue depuis le clavecin ou l’orgue. Les accords qu’il joue doivent donner le tempo aux musiciens. Cette manière de diriger est donc sonore et non visuelle. Il est souvent secondé par un Konzertmeister (le premier violon de l’orchestre) qui, tout en suivant le compositeur, indique les attaques à ses collègues et montre l’exemple des coups d’archet. Sa position, légèrement surélevée lui permet d’être visible de tous.
Lorsque les effectifs sont très nombreux, comme dans le cas d’une Passion de Jean-Sébastien Bach, la double direction peut devenir triple et un musicien est désigné pour battre ostensiblement la mesure à l’aide d’une feuille de papier roulée, un bâton frappé parfois violemment par terre, … (on connaît la funeste battue de Lully qui s’était frappé le bâton de direction sur le pied en 1687 se blessant gravement. La plaie s’infecta et il contracta la gangrène qui allait le perdre).
Jean-Baptiste Lully
Cette pratique de la double direction continua bien après la période baroque et la disparition de la basse continue. Le pianiste d’un concerto avait l’habitude de diriger l’orchestre qui l’accompagnait en donnant les points de repères rythmiques pour les musiciens même en dehors de ses parties de soliste. C’est ainsi qu’on a pu entendre et voir à Liège, lors du récent festival Beethoven, le pianiste Robert Levin reproduisant cette pratique ancienne que Mendelssohn appliquait encore. Mais finalement, c’est le Konzertmeister qui devint chef d’orchestre en abandonnant son violon et en replaçant le Kapellmeister qui, lui, disparût tout simplement avec la basse continue. Dégagé de son instrument, il réalisa donc les battues avec des moyens très variés allant du simple geste de la main au bruyant bâton. Grétry avait même imaginé pour Paris un système lumineux qui consistait à passer en rythme devant une bougie allumée une feuille de papier qui tour à tour occultait et montrait la lumière aux musiciens, comme un métronome silencieux (le métronome ne sera inventé qu’en 1816 à Vienne par Maelzel, un ami de Beethoven). La baguette n’apparut que vers la fin du XVIIIème siècle et resta sonore puisqu’elle était encore frappée sur un pupitre ou un objet proche du chef. Peu discrète, cette manière de diriger étonna le baron Grimm qui relatait : « Je vis un homme qui brandissait un bâton et je crus qu’il allait fustiger les mauvais violons. Et il fit un bruit de bois éclaté et j’étais étonné qu’il ne se soit pas disloqué le bras. La vigueur de son bras me terrifia… »
C’est enfin au XIXème siècle que le chef d’orchestre tel que nous le connaissons devint courant. Sous l’impulsion des compositeurs qui avaient développé la musique symphonique, il lui fut confié d’autres fonctions que la seule battue. Ainsi, la main et le bras gauches furent mis au travail. Il fallait désormais veiller à la dynamique, aux phrases musicales, à l’équilibre entre les instruments et à l’expressivité.
Ce bâton d’argent a été offert à Berlioz, au cours de l’un des ses séjours germaniques, par le maître de chapelle Georg Müller au nom de l’orchestre ducal de Brunswick, dont il porte la dédicace : « Herrn Hector Berlioz die Herzogl Braunschweigische Hof Capelle ».
Le 26 octobre 1853, il écrit à l’éditeur de musique Gemmy Brandus après avoir donné un concert triomphal où il dirigeait notamment l’Ouverture du Roi Lear : « On m’a donné au Deutches Haus un souper de cent couverts auquel assistaient les ministres du duc et tous les artistes, littérateurs et amateurs notables de la ville. Hier l’orchestre est venu m’offrir un bâton de chef d’orchestre en vermeil ; Georg Müller me l’a présenté au nom des artistes et en leur présence. »
Berlioz évoque ce bâton dans une lettre adressée le même jour à son ami Franz Liszt : « Tout a miraculeusement marché, au premier et au second concert ; deux fois salle pleine, comble, souper, bâton de vermeil offert par l’orchestre, etc., public d’une ardeur incomparable, exécution merveilleuse. »
Si cette dernière fonction fut d’abord l’apanage du compositeur, elle devint vite, sous l’impulsion des grandes personnalités le nœud de l’interprétation orchestrale. Habeneck, Berlioz, Mendelssohn, Liszt et puis Mahler, Walter, Klemperer, Toscanini et beaucoup d’autres achevèrent de donner à ce métier de la musique un prestige extraordinaire.
Désormais, le conducteur d’orchestre est loin d’être un simple batteur de mesure. Il doit vraiment veiller à la qualité et la personnalité de l’œuvre qu’il interprète. Il est devenu un maillon particulièrement indispensable de la préparation du concert par les répétitions et de sa réalisation lors des concerts. Outre une vraie musicalité et une maîtrise de tous les aspects de l’écriture musicale, il doit se doubler d’une psychologie et d’un charisme qui doit entraîner avec lui aussi bien le public que les musiciens. Comme pour les virtuoses instrumentaux, chaque chef a son style, sa tenue et sa gestique (manière de transmettre par les gestes les idées musicales qu’elles soient de l’ordre de la battue ou de l’expression). Il serait aujourd’hui impossible de se passer de cet homme dans le cadre des grandes formations musicales et du répertoire romantique.
La plus grande baguette de direction du monde, d’environ 3 mètres, a été utilisée le 14 octobre 2006 à Harvard pour diriger Ainsi parlait Zarathoustra…
Très intéressant votre article, qui démontre bien l’évolution de ce rôle, aujourd’hui incontournable, certains chefs ayant été capables (ou le sont encore) de faire de leur charisme une priorité, puisque les grands orchestres ont acquis un tel niveau, que la seule « mesure » devient secondaire.
Le parfait exemple aujorud’hui en est Christian Thielemann qui arrive à créer dès son arrivée, tant au sein de l’orchestre que chez le spectacteur ou même le simple auditeur au disque, un frisson duquel va naître une somptuosité rarement égalée; lorsque Bruckner survient,par exemple, on est en état d’apesanteur. Expérience cent fois renouvelée, chez Strauss ou Wagner.
J’ai adoré l’astuce du chef Haenchen au prélude de Parsifal à La Monnaie qui se joue traditionnellement dans le noir, qui a prévu une LED au bout de sa baguette.
merci pour ton excellent article JM
Voilà un article bien intéressant qui en appelle d’autres moins techniques :
– Comment construire et imposer sa vision de l’oeuvre ?
– Jusqu’où peut-on bousculer la partition ? Un récent reportage, diffusé sur Arte, montrait Christian Thielemann en répétition dans l’Héroïque de Beethoven. Des ralentandi voire carrément des pauses là où personne n’en fait. Gunther Herbig a dirigé la 7ème à l’OPL sans la moindre interruption : c’était très convaincant mais le fait est que la partition ne mentionne pas d’attacca.
– Enfin, il y a l’art que les musiciens de la Philharmonie de Berlin reconnaissaient à Karajan : entendre un son dans sa tête et l’obtenir de l’orchestre. Pas donné à tout le monde.