Les Djinns

Certains auront peut-être été intrigués, comme moi, par cet étrange titre que César Franck donne à l’un de ses poèmes symphoniques avec piano concertant, les Djinns. Composé en 1884, cette pièce étrange se réfèrre au Konzertstück de Weber et peut-être de la Danse macabre de Liszt qui, toutes les deux, utilisent le piano et l’orchestre en une pièce monolithique basée sur un argument littéraire préalable. Remarquablement structurée, la pièce de Franck est moderne à plus d’un titre. Son orchestration, sa structure en forme de soufflet dynamique, crescendo, climax et decrescendo, harmonies très subtiles et thèmes cycliques construits autour d’une note pivot relèvent du plus haut intérêt. Le sujet mérite lui aussi quelqu’attention.

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Statue de César Franck représenté aux orgues de Sainte Clothilde dans le square devant la basilique.

 

Les jinns (parfois orthographié djinns), n’ont, vous l’imaginez bien, aucun rapport avec les pantalons de toile bleue des cow-boys. Ce sont des créatures surnaturelles issues de croyances de tradition orientales. Ils sont en général invisibles, des esprits, pouvant prendre différentes formes (végétale, animale, ou anthropomorphe).  Ils ont une capacité d’influence spirituelle et mentale sur le genre humain (contrôle psychique, possession), mais ne l’utilisent pas forcément.

Selon l’islam, les djinn n’ont de pouvoirs sur l’être humain que le murmure et ne peuvent pas entrer dans le corps humain et le commander. Mais certains savants musulmans soutiennent qu’ils ont aussi le pouvoir de posséder ceux qui sont en état de souillure (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas fait leur ablution rituelle) ou qui consomment des aliments interdits (drogue, alcool, sang, viande non licite,…).

« Il y a de bons et de mauvais djinns. Les mauvais sont nommés Shayāṭīn terme dont découle le nom de Satan dans la chrétienté. Il ne faut pas confondre le terme djinn avec le terme perse Djans qui signifie « l’Esprit Individuel d’un être », et qui est différent des Esprits de Groupe, terme d’origine sémitique.  » Wikipedia

Victor Hugo (1802-1885), dans Les Orientales (1829), écrit un poème remarquable sur le sujet en le traitant de manière parfaitement romantique et originale. C’est cette oeuvre-là qui inspirera à Franck son poème symphonique. L’esprit extérieur, d’abord, s’insinue en nous , qui nous possède, que nous le voulions ou non. La lecture à haute voix du texte ou sa représentation sonore intérieure est extrêmement dynamique et nous retourne littéralement.

 

Victor Hugo à l'époque des Orientales 1829.jpg

Victor Hugo en 1829


Avec Les Djinns, Victor Hugo donne toute la mesure de sa virtuosité technique. Dans chaque strophe, les vers gagnent un pied au fur et à mesure que la troupe des Djinns se rapproche, puis en perd un à mesure qu’elle s’éloigne. Cette forme très spéciale fonctionne comme un crescendo musical aboutissant à son climax et retournant au calme, au silence dans un decrescendo tout aussi saisissant, divisant ainsi le poème en deux parties symétriques, comme une image dans le miroir et son reflet. Tout commence  paisiblement, à la frontière du silence, par des vers de deux syllabes. Puis cela s’anime progressivement. L’ambiance est de plus en plus agitée et tragique au fur et à mesure que les vers gagnent un pied. Le poème atteint alors son paroxysme sur les mots: « Cris de l’enfer! voix qui hurle et qui pleure! » Suit une sorte de prière puis le soulagement du retour au calme. Encore un peu d’incertitude, mais ils sont bien partis.

 

Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C’est l’haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu’une flamme
Toujours suit.

La voix plus haute
Semble un grelot.
D’un nain qui saute
C’est le galop.
Il fuit, s’élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d’un flot.

La rumeur approche,
L’écho la redit.
C’est comme la cloche
D’un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule
Et tantôt s’écroule
Et tantôt grandit.

Dieu! La voix sépulcrale
Des Djinns!… – Quel bruit ils font!
Fuyons sous la spirale
De l’escalier profond!
Déjà s’éteint ma lampe,
Et l’ombre de la rampe..
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu’au plafond.

C’est l’essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l’espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près! – Tenons fermée
Cette salle ou nous les narguons
Quel bruit dehors! Hideuse armée
De vampires et de dragons!
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu’une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée,
Tremble, à déraciner ses gonds.

Cris de l’enfer! voix qui hurle et qui pleure!
L’horrible essaim, poussé par l’aquillon,
Sans doute, o ciel! s’abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l’on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu’il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon!

Prophète! Si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J’irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs!
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d’étincelles,
Et qu’en vain l’ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs!

Ils sont passés! – Leur cohorte
S’envole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L’air est plein d’un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés!

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît.
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l’on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d’une voix grêle
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d’un vieux toit.

D’étranges syllabes
Nous viennent encor.
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s’élève,
Et l’enfant qui rêve
Fait des rêves d’or.

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leur pas;
Leur essaim gronde;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu’on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s’endort,
C’est la vague
Sur le bord;
C’est la plainte
Presque éteinte
D’une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit…
J’écoute: –
Tout fuit,
Tout passe;
L’espace
Efface
Le bruit.

   

 

 

 

Gabriel Fauré (1845-1924) a également composé une pièce sur le même poème de Victor Hugo. La pièce est écrite pour choeur, piano et orchestre et est répertoriée sous le numéro d’opus 12. L’oeuvre aurait été composée vers les années 1875 mais seulement publiée en 1890. Franck a-til connu les Djinns de Fauré?

 

 

Vous pourrez entendre une superbe version des Djinns de Fauré dans le cd paru il y a quelques années en complément du Requiem par le Choeur Monteverdi, l’Orchestre révolutionnaire et romantique dirigé par John Eliot Gardiner (Philips).

 

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