Jeux de mains

Presque toutes nos activités dépendent de nos mains. En voilà une évidence…! Leur utilisation est tellement naturelle que nous n’y pensons plus. Nous en oublions que notre évolution n’aurait jamais été possible au point d’occuper une place importante, voir prépondérante en ce bas monde sans le développement, l’apprentissage et l’usage des fonctions de nos mains et de nos doigts. Darwin en fait d’ailleurs l’un des éléments déterminants de l’Évolution.

De cette évidence, résulte le statut tout particulier accordé à nos mains et à ses actions. La main travaille, construit, façonne… et c’est la qualité essentielle qui détermine quelques expressions très positives comme « mettre la main à la pâte », par exemple. Inversement, la main inactive est signe de paresse, d’inactivité… à tel point qu’il « pousse un poil dans la main » de celui qui se dérobe aux activités… De même la main sera « calleuse » ou « blanche ». Ces deux termes, s’ils ne s’opposent pas directement, témoignent d’une main qui travaille la matière ou la terre, en un mot, la main du petit peuple, tandis que la main blanche est celle de l’intellectuel, du noble. La connotation sociale jouera, dans l’histoire de la main, un rôle décisif. La beauté de la main sera, en fonction des idées sociales et politiques, déterminée par une musculature, une teinte ou une expression. Car la main deviendra l’expression même de l’homme intérieur ou extérieur. Montre-moi ta main et je te dirai qui tu es… !

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Géricault, dessin de sa propre main gauche


La main, c’est la mesure des choses. Ne dit-on pas que les Égyptiens ont construit les pyramides grâce aux mesures manuelles et aux proportions du nombre d’or qui en régissent la structure?

La main nous permet d’écrire et de fixer notre pensée. Elle a contribué au langage et à la communication entre les êtres. La main accompagne bien souvent la parole par des gestes qui en renforcent le sens ou en soulignent certains aspects. Ne parle-t-on pas aussi avec les mains?… Même sans être italien… ? Moi si, en tous cas! Et puis, plus sérieusement, lorsque la voix ou l’ouïe font défaut on parle le langage des signes, celui des gestes là où les mains se substituent à la parole… Communication, essence de l’homme, garant de son évolution…!

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Les mesures de la main: 1. Palme, 2. Empan, 3. Paume.


La main scelle les alliances, la poignée de main est un signe de cordialité. La manière et le contexte de sa réalisation peut être tout simplement commerciale et intéressée, comme un gage de confiance entre deux parties ou tout simplement le signe d’une cordialité sincère… avec, cependant une distance respectueuse que le baiser brise.

Alors, face à une telle importance, la main a pris des allures très spirituelles et religieuses. Rien que dans la religion chrétienne, on parle de « la main de Dieu ». Les mains du Christ reçoivent les plaies qui sont le symbole de sa Passion. Ce sont les stigmates (des mains et des pieds) qui prouvent sa nature divine à l’incrédule. Les mains jointes servent à prier et leur application peut guérir le malade. La main joue un rôle essentiel dans le culte où l’on « tend la main à son prochain » en signe d’amour.

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La main de Dieu, à droite, déterminée et puissante, la main de l’homme, Adam, prête à recevoir la force vitale.

Michel-Ange, Chapelle Sixtine


Amour, le mot est lancé, la main est symbole d’amour. Se donner la main reste l’un des grands symboles d’amour, de fraternité, d’aide, bref d’un intense lien entre les êtres humains. La main, celle qui supporte l’alliance du mariage, la main, celle qui caresse… Quoi de plus tendre en effet qu’une caresse? Par la main, on peut dire l’amour, celui que les mots ne peuvent formuler.

Mais par la main, on peut également haïr. La main peut devenir l’instrument du drame, du geste irréparable, de la violence la plus barbare. La main qui dit l’amour est aussi celle qui donne la mort. Décidément, la main reflète la beauté comme la laideur de l’homme. Elle l’accompagne dans toutes ses actions. Elle est le geste que notre cerveau commande, la réalisation d’une pensée.

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Gentilleschi, Judith et Holopherne


Pas surprenant que dans de telles circonstances, les artistes peintres et sculpteurs aient accordé à la main tant d’attention. D’abord parce que c’est un défi de dessiner correctement une main. La technique déployée est exceptionnelle… mais après tout, c’est leur métier, leur rôle que de représenter les choses. Les représenter ou les évoquer. Les dire dans leur vérité physique ou suggérer une intériorité. Le rôle de l’artiste est ambivalent et, selon les circonstances, peut représenter les choses telles qu’elles sont, objectivement, ou telles qu’il les imagine, les ressent. L’expression et la représentation des mains n’échappent pas, dans l’art, à ces circonstances.

Représenter la main molle, celle qui ne travaille pas pour en montrer la noblesse, la pureté, au risque de créer des contresens. Les mains de cette Sainte Cécile, par exemple, ne sont pas celles d’une vraie musicienne. Une main musicienne est plus musclée que cela… Mais c’est Sainte Cécile !

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Sainte Cécile et un ange musicien



Par contre, la main de Judith est forte (voir plus haut), nerveuse, déterminée… Elle colle avec la rhétorique du tableau qui veut exprimer l’urgence, la rapidité et la détermination.

Observez ces mains, ce sont celles du Prince-Evêque de Liège Érard de la Marck (1472-1538) peintes par Jan Cornelys Vermeyen. De triste mémoire, le personnage était déterminé et cruel. Ses mains montrent sa détermination. On peut deviner qu’il les utilisait pour développer ses arguments. Trapues et musclées, elles sont une poigne de fer qui témoigne de son caractère. Elles sont d’ailleurs en parfaite osmose avec son physique et son visage.

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On pourrait multiplier les exemples. Ils sont très nombreux et parcourent toute l’histoire de l’art. Observons encore ces mains appartenant, selon Otto Dix, l’un des représentants de l’expressionnisme puis de la Nouvelle objectivité, à l’avocat Hugo Simon. L’œuvre date de 1925 et montre le discours de l’homme qui ponctue ses propos de ce geste si caractéristique des traités de rhétorique qui consiste à énumérer les idées en les comptant sur les doigts des mains.

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On retrouve, dans ces mains fines aux doigts allongés, quelque chose de son visage, de son regard. Ces mains qui sont celles d’un intellectuel sont aussi celles d’un homme rusé. Le geste à la fois déterminé et précieux, les doigts courbes et presque squelettiques, tout témoigne de cette persuasion. Hugo Simon avait défendu Otto Dix au tribunal. Avocat juif, il allait bientôt devoir fuir le régime nazi pour se réfugier au Canada, emportant son portrait avec lui.

Si les mains ont de l’importance dans toutes les activités, la musique ne peut se concevoir sans l’usage des mains et un long apprentissage de leurs mouvements. Extrêmement précis, les doigts, la main, le bras et, finalement, tout le corps participent à la technique instrumentale. La finesse de ses mouvements, leur force aussi, résument bien toute l’activité manuelle de l’homme en rapport avec son activité cérébrale. Quel plus beau symbole de l’union de corps et de l’esprit pourrait-on trouver dans la vision de ces mains qui fabriquent le son, celui de la pensée, celui de l’émotion.

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Pierre Boulez


C’est aussi comme cela que communique le chef d’orchestre. Ses mains disent toute la musique… Tout son corps aussi d’ailleurs. Le chef travaille en silence et fait sortir de la main des autres la pensée de deux hommes, le compositeur et l’interprète. Non, ce n’est pas de la magie, la main, c’est l’expression  du génie humain… !