Ce qui frappe, lorsqu’on tente d’aborder la musique des civilisations anciennes, c’est un énorme paradoxe. Nous possédons d’innombrables témoignages iconographiques (peintures, sculptures, reliefs, objets sonores et fragments d’instruments) mais nous sommes incapables de savoir avec certitude comment ces musiques pouvaient sonner. Certes, les reconstructions d’instruments nous informent de leur probable sonorité, mais que jouaient les musiciens ? Quelles étaient leurs mélodies ? Sur quelles bases construisaient-ils leur musique ? Possédaient-ils déjà des embryons d’harmonie ? Quels étaient les critères de qualité des sons instrumentaux et vocaux ? Comment se transmettaient les techniques de jeu et les répertoires ? … Toutes ces questions ne peuvent trouver de réponse que sous la forme d’hypothèses… vraiment incertaines.
Une chose est sûre, c’est que le monde de la Mésopotamie et de l’Égypte antique devait être très sonore et musical. Mieux que cela, on est certain que les manifestations sonores étaient humainement organisées, à l’image de ces sociétés très hiérarchisées. L’apparition de l’écriture montre, en tous cas, que l’homme organise sa pensée et la fixe durablement. Qu’on veuille bien méditer un instant sur les tablettes des marchands qui désirent désormais fixer leurs comptes et en maîtriser les données et ce souci d’organisation, de classement, de théorisation qui implique immédiatement une notion d’ordre, de structure.
Mais bien vite, l’écriture devient un moyen d’unifier, de transmettre les ordres à l’autre bout d’un royaume. On comprend l’utilité impérative de codifier les croyances, les systèmes théologiques, bref, les lois du monde telles que l’homme les conçoit. En ce sens, le scribe est un personnage essentiel. C’est lui qui détient une bonne part de ce pouvoir formidable qu’est la science de l’écriture. Et plus on en sait, plus on apprend ! Le scribe, désormais dans la société des privilégiés, contribue à organiser la société. Et même si moins d’un pourcent de ces sociétés avait accès à l’écriture, les écoles naissent. Elles donnent des formations en arithmétique, en botanique, en médecine,… On y apprend à lire, à compter… et pourquoi pas à dessiner, à peindre et à faire de la musique.
Comme la langue se structure et s’affine, les arts évoluent eux aussi. Car dans ces sociétés profondément religieuses, honorer les dieux, respecter les morts et préparer l’au-delà passent par les arts. Art de l’architecture à travers les formidables constructions des tombes, des temples et des palais. Quel miracle que le Palais de Mari ((vous pourrez en apprendre davantage en cliquant ici) qui devait être un extraordinaire lieu de vie ! Quelles merveilles du monde que ces ingénieuses et parfaites pyramides ! Quelle force dans les mastabas compacts et les hypogées creusés dans les rochers ! C’est sans parler des temples, ou des portes des villes, comme cette fabuleuse reconstitution de la Porte d’Ishtar à Babylone ou encore de l’immense temple égyptien dédié au dieu Amon à Karnak. De tels vestiges sont innombrables et permettent une bonne compréhension des sociétés qui y évoluaient.
Reconstitution de la Porte d’Istar à Babylone
Égypte, Cour intérieure de Karnak
Mais lorsque nous voyons ces ruines, on imagine mal l’effet de couleur qui devait habiter chaque colonne, chaque pilier, chaque plafond. La polychromie régnait en maître et tout respirait la couleur et la lumière. Il faut dire que le généreux dieu soleil, celui qui donnait gloire et fortune aux pharaons et aux rois, dans ces régions chaudes, illuminait paysages et constructions… pour la plus grande puissance de la théogonie, évidemment… et celle de quelques puissants capables de financer de telles constructions et leur décoration.
Égypte, Trois musiciennes, tombe de Nahkt, XVIIIème dynastie
Iconographie riche et variée, on y trouve tous les aspects de la vie, de la société, des dieux, des rites et des philosophies. On y découvre également beaucoup de musiciens. Harpistes, joueurs de lyre, flûtistes, percussionnistes, joueurs de double hautbois, marcheurs en rythme et danseuses, parfois acrobatiques, rivalisent de présence dans les défilés guerriers, dans les banquets, les prières et les offices. Oui, décidément la musique est partout. Et c’est d’autant plus frustrant de ne pas savoir ce qu’on pouvait entendre.
On pourra aisément faire le parallèle avec certaines postures des danseuses des ballets modernes.
On peut imaginer que les défilés militaires créaient des ambiances sonores impressionnantes. Les trompettes ou instruments à anche double, un peu nasillards, accompagnés de tambours et des cordes graves des harpes devaient montrer une musique dont le rythme semble perceptible dès les époques sumériennes. L’illustration ci-dessous nous montre un cortège de musiciens en train de marcher au pas. Trois harpistes aux grands instruments, un percussionniste et un joueur de hautbois déambulent après le combat. On observera la volonté du sculpteur de montrer le pas, pied levé pour les marcheurs de l’avant plan et pied déposé pour ceux qui sont derrière. Rythme de marche donc car comment imaginer qu’ils jouent d’autres rythmes que ceux qu’ils donnent avec leur corps… la marche.
Ambiance sans doute plus feutrée avec ces grandes lyres, superbes objets aux cordes plus courtes qui, par la structure de l’instrument, devait permettre une tension plus grande et donc une musique plus précise et claire que celle des harpes sumériennes. Autre musique, autre destination ! C’est dans un cadre plus festif… ou plus religieux… ou encore les deux à la fois que l’art de la lyre devait faire merveille.
Mais ce qui est merveilleux, c’est que dans ce monde qui désormais fixe sa pensée philosophique à travers les prières et les grands mythes fondateurs (on pensera tour à tour à l’épopée de Gilgamesh pour la Mésopotamie et au mythe d’Osiris pour l’Égypte), on sait qu’existait une théorie de la musique. Et même si elle reste très obscure, les spécialistes ont pu supposer que ces musiciens avaient déjà organisé leur art en gammes (modes) heptaphoniques (à sept sons) et qu’ils avaient même une écriture musicale. Cette tablette, ci-dessous, semble être un hymne hourrite à la déesse Nikkal et les signes qui l’accompagnent semblent représenter des indications de hauteurs sonores à réaliser.
Mésopotamie, Hymne Hourrite à Nikkal (1400 ACN)
Le déchiffrage précis de cette première notation musicale n’est pas pour demain car nous n’avons aucune idée de comment ces hommes nommaient les intervalles entre deux sons. Superbe, mais frustrant, encore ! Les reconstitutions, mêmes fantaisistes ont le pouvoir de nous faire rêver.
Même concept dans l’histoire de l’Égypte ancienne. Les nombreuses peintures de ces beaux musiciens et jolies danseuses nous indiquent de formidables mondes sonores, mais là, pas de trace d’une écriture musicale.
Égypte, Trois danseuses, Banquet funéraire, tombe de Nahkt, XVIIIème dynastie.
Et pourtant, ces étranges personnages qui semblent agiter leurs bras en face des musiciens ne sont pas des danseurs. Ces chironomes, comme on les nomme, sont peut-être les premiers chefs d’orchestre de l’histoire. D’après les musicologues spécialisés, ils pourraient bien indiquer, eux aussi, les notes et les rythmes à jouer. Cela signifierait que la science de la musique est déjà multiple et que pour coordonner ceux qui savent jouer, il faut l’intercession de ceux qui ont la sagesse et la connaissance du répertoire… à moins que ce ne soient des professeurs qui transmettent leur art… allez savoir…
Et le chant ? Quoi de plus périssable que le chant ? On chantait, c’est sur. Mais comment ? Quels effets vocaux, quelles mélopées ? Un chant sans doute adapté aux circonstances. Un banquet (même funèbre) n’utilise pas la même musique qu’une prière… c’est ce que nous croyons… pas si sûr cependant ! Et ces pleureuses, chantent-t-elles aussi ?
On aimerait pouvoir remonter le temps, écouter ne fût-ce qu’une fois comment sonnaient les mondes antiques. Car par la musique, on peut mieux comprendre l’être humain, on peut mieux en saisir la sensibilité. Par l’usage qu’il fait de son art, on peut mieux imaginer la société, son ordre, ses goûts, ses passions. Utopie, certes, on ne remontra jamais le temps, même si nous avons l’impression de le faire un peu tous les jours.
Il n’empêche, savoir que l’organisation de la musique se produit au moment où l’homme organise son esprit, observer la place immense qu’occupent les instruments dans les scènes de la vie et comprendre l’importance du statut de musicien, c’est déjà prendre conscience que la musique est essentielle à la vie des hommes, c’est également admettre qu’elle est un art et une science. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans la longue histoire de l’Évolution, la musique est présente depuis les origines. Parmi les rares objets lointains, la probabilité de rencontrer des objets sonores est bien présente. Car le son, l’art du son, produit par la voix ou l’instrument est fondateur, au même titre que le langage et l’écriture. Il allie le savoir et l’inspiration. Bientôt, les Grecs le nommeront «technè » (τέχνη, fabrication matérielle) et les hommes du Moyen Âge le placeront dans le quadrivium, juste à côté des mathématiques. La magie de la musique est déjà bien là… ce subtil mélange d’émotion profonde et de science… l’expression de la totalité du monde.