Nimrod

Pour la reprise des cours du mercredi à l’U3A, j’avais choisi d’analyser la neuvième variation des fameuses Enigma Variations d’Edward Elgar… L’occasion de montrer comment les énigmes musicales peuvent parfois prendre un tour plus subtil qu’on le croit. Chacun sait que chaque variation est un portrait des amis et des proches de Elgar, les initiales qui servent de titre à chacune d’entre-elles en témoignent. Mais parmi celles qui échappent à ce procédé se trouve celle qui se nomme Nimrod et qui semble bien être la plus importante du cycle… ou de la spirale!

Impossible de reprendre tout le cheminement de plus de deux heures sur le parcours d’Elgar, sur les rapports avec cet ami intime Augustus J. Jaeger et sur leurs conversations à propos de Beethoven. Impossible aussi de réduire à un petit texte tout un parcours initiatique dans lequel Jaeger a joué un rôle essentiel. Mais impossible tout autant de passer sous silence le fait que Jaeger signifie « chasseur » en allemand (ses descendants changeront leur nom en Hunter, plus adéquat à la vie en Angleterre) et que le nom de Nimrod est associé à quelques épisodes bibliques exceptionnels.

Selon Wikipédia, Nimrud ou Nimrod, Nemrod (en arabe نمرود du verbe tamarada, et qui signifie  » se rebeller  » , en hébreu נִמְרוֹד du verbe maradh, dérive du verbe Mered, qui signifie également « se rebeller », ) est un personnage biblique du livre de la Genèse. Le nom de Nimrod peut signifier également  » celui qui a dompté le tigre « , en partant de la signification arabe de Nimr, « tigre » et Rawad, « dompter ». De là à évoquer le chasseur, il n’y a q’un pas… mais il y a surtout le sentiment d’une défiance envers Dieu… Si Elgar l’a ainsi désigné, ce n’est sans doute pas seulement à cause de son nom. Petit retour sur quelques œuvres d’art essentielles pour se souvenir des enjeux qui occupèrent Nimrod.

 

La Bible raconte qu’après le Déluge, les descendants de Noé, Nimrod, l’un de ses petits-fils en tête, décidèrent de bâtir une tour dont le sommet toucherait le ciel. Ce symbole serait le symbole de la communauté et lui éviterait la dispersion sur toute la surface de la terre.

Mais elle constituait un défi à Dieu, puisqu’elle devrait permettre aux hommes d’arriver par eux-mêmes jusqu’au Ciel, ce qui ne pouvait être toléré par le Créateur. Les audacieux furent donc condamnés à perdre leur langage commun (on se croirait presque dans les conflits linguistiques de la Belgique actuelle!). Incapables de communiquer, ils ne purent poursuivre leur construction et se dispersèrent partout sur la terre.

 

 

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De 1553 à 1563, période à laquelle Pieter Bruegel, dit l’Ancien, peint son célèbre tableau, il vit à Anvers, où, sur la Place du Marché, était dressée une énorme grue que l’on peut distinguer au deuxième étage de la rampe à droite de la tour. Elle fonctionne avec six hommes, trois dans la roue avant, visibles sur le tableau, et trois dans la roue arrière.

 

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La peinture imagine évidemment l’énorme construction biblique ainsi que la ville qui s’étend autour, mais en multipliant les emprunts à son expérience personnelles de citoyen d’Anvers comme à de nombreux souvenirs de voyage. Les allées intérieures, les arcs et les étages évoquent le Colisée et le Château Saint-Ange à Rome qu’il avait visités.

La description de l’architecture de la tour par Bruegel, avec ses nombreuses arches et d’autres exemples de l’ingénierie romaine fait penser de manière délibérée au Colisée qui représentait pour les chrétiens de l’époque le symbole de la démesure et de la persécution.

La peinture de Breughel semble attribuer l’échec de la construction à des problèmes d’ingénierie structurelle plutôt qu’à de soudaines différences linguistiques d’origine divine. Bien qu’à première vue la tour semble constituée d’une série stable de cylindres concentriques, un examen plus attentif montre à l’évidence qu’aucun étage ne repose sur une vraie base horizontale; la tour est plutôt construite comme une spirale ascendante. Les arches sont cependant construites perpendiculairement au sol incliné ce qui les rend instables, quelques unes se sont d’ailleurs déjà écroulées. Plus troublant peut-être: le fait que les fondations et les couches inférieures de la tour n’ont pas été finies avant que les couches supérieures ne soient construites.

 

 

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Le Colisée de Rome, inspiration pour la Tour de Babel

 

 

La peinture est censée représenter les dangers de l’orgueil humain mais aussi l’échec de la rationalité classique face au divin.

Beaucoup de commentaires expliquent cette toile de Breughel. La Tour de Babel renvoie, bien sûr, à la Bible et la présence à l’avant-plan du roi Nemrod confirme la référence à la Genèse. Le moment choisi par le peintre est celui de la construction, au moment où tous les hommes parlent encore la même langue.


Le symbole de la Tour peut cependant prendre d’autres significations. Nemrod passe en revue les travaux et un architecte se prosterne à ses pieds. Entreprise d’un régime fort, dans une société que le pouvoir opprime, la construction est vouée à l’échec. D’autres y voient au contraire l’expression du progrès humain.

 

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En situant le tableau dans le contexte historique, certains y ont trouvé une métaphore de la Réforme: critique de la futilité de l’Église catholique, trop attachée aux richesses selon Luther et ses adeptes. L’intérêt de Breughel pour le sujet tient peut-être aussi dans la situation d’Anvers: l’essor rapide de la ville est menacé par les affrontements religieux. La présence de marchands étrangers ajoute à la « confusion » qui règne dans cette ville champignon.

La Tour de Babel, dont le sommet perce les nuages, domine une ville flamande aux toits gothiques. Elle se trouve au bord d’un port dont le trafic semble dense … Anvers? On est frappé par l’activité sans relâche, par les détails microscopiques de construction: appareils de levage, cintres, échelles , cabanes pour les artisans de chaque corporation… Breughel avait sans doute eu l’occasion d’observer l’édification des cathédrales gothiques de son temps.


Cette toile fascine par l’entreprise démesurée que des hommes ont conçue. L’histoire nous dit qu’elle restera inachevée mais devant ce tableau, on se prend à y croire, on a envie d’encourager ces ouvriers-fourmis qui ont eu l’intelligence d’associer la nature (rocher) à leur construction.

 

 

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Chateau Saint-Ange à Rome, autre inspiration de la Tour de Babel

 

Il s’agit donc d’une représentation particulièrement réaliste d’une ville imaginaire, à un moment où Anvers est en train de devenir le premier port commercial d’Europe occidentale, lieu de croisement d’hommes et de marchandises en provenance de tous les pays, où l’on parle de nombreuses langues.

Logiquement, Breughel a vu dans la cosmopolite Anvers une nouvelle Babel: une Babel divisée par les langues mais aussi par la multiplication des sectes contre lesquelles l’Eglise réagissait alors avec fermeté.

C’est parce que le peintre appartenait lui-même à cette Schola caritatis, condamnée par la papauté, qu’il avait dû quitter Anvers pour trouver refuge à Bruxelles.

La Tour de Babel est exposée au Musée d’Art et d’Histoire de Vienne. Une autre œuvre du peintre sur le même sujet, La « Petite » Tour de Babel (c. 1563) se trouve au Musée Boymans-van Beuningen à Rotterdam.

 

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