Les associations d’idées sont parfois surprenantes. En écoutant le tout début du mouvement lent du Quatuor n°7 « Razumowski » de Beethoven, je repensais à ce phénomène qui m’a toujours ému au plus haut point, le passage du silence au son, plus exactement à la note. Car celle-ci est bien plus qu’un simple son. Par sa hauteur, par son intensité, sa durée et son timbre, la note peut nous dire beaucoup. Elle peut parfois même s’approcher du Tout, de l’Absolu… « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » (début de l’Évangile selon Saint-Jean traduit par Louis Segond en 1910)…retour sur une notion qui me tient à cœur…
Il va sans dire que les sons, dans les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres, comme dans un agencement hiérarchique, sont un élément déterminant de la musique. Mais que dire d’un son émancipé de ses rapports aux autres, un son qui existe en tant que tel et qui échappe aux lois de l’attraction, un son complètement indépendant ?
Le son est un phénomène vibratoire dont la fréquence définit la hauteur. Plus la vibration est rapide, plus le son est aigu. De là, la construction des échelles sonores qui juxtaposent des fréquences de plus en plus rapides. Nous aurions tort de croire que notre échelle occidentale à sept sons diatoniques (heptaphonique, comme par exemple les touches blanches du piano) représente l’idéal sonore universel. De nombreuses civilisations se servent d’autres modèles (pentatoniques, comme par exemple les touches noires du piano). Notre musique utilise par ailleurs avec abondance ce qu’on nomme l’échelle chromatique (la succession des notes blanches et noires). Mais les notes que le piano nous propose sont agencées mathématiquement d’une manière un peu différente de leur véritable façon naturelle de sonner. C’est ce que l’on nomme le tempérament égal. Chaque demi ton est de même grandeur ce qui permet de jouer « juste » dans tous les tons majeurs et mineurs comme l’a démontré avec force Jean-Sébastien Bach dans le Clavier bien tempéré.
Mais les musiques arabes ou hindoues ou chinoises utilisent d’autres échelles qui font appel à d’autres rapports de fréquence que ceux que nous utilisons. Les intervalles plus petits que le demi ton (tiers de ton ou quart de ton) confèrent à ces musiques une couleur toute particulière qui séduit l’oreille des uns et gêne celle des autres. Entrer dans ces musiques, c’est découvrir une autre manière de penser le son, la civilisation et …le monde. C’est donc faire, pendant cette écoute, abstraction de notre propre culture pour en accepter une autre et reconnaître que nous ne sommes pas, et de loin, les seuls êtres musicaux.
Gamme heptaphonique
Gamme pentatonique
Mais si toutes les musiques sont très différentes et utilisent une théorie en corrélation avec la pensée de l’homme concerné, toutes cependant ont un point commun ; le son. Car il ne peut y avoir de musique sans le son. Il existe donc de toutes les manières possibles et imaginables. Nous n’avons pas souvent le réflexe de le considérer comme une valeur autonome. Et pourtant de nombreuses philosophies et spiritualités le considèrent comme le point de départ de l’univers. Combien de fois ne trouve-t-on pas la mention d’une vibration originelle qui contiendrait tout en son sein ?
De fait je viens de le dire, le son est un phénomène physique qui contient donc en lui des valeurs mathématiques. Les scientifiques les plus pointus considèrent que les nombres sont à l’origine du monde (ils ne sont nommés par nous que comme un moyen de les identifier, mais ils existent au-delà de leur nom). Qui dit mathématiques, dit combinaisons et rapports. Car le son unique n’est pas un seul nombre. Il est, au contraire, une conjonction de rapports subtils. Il faut discerner le son fondamental qui, dans le sillage de sa vibration première, entraîne ou génère une série de sons concomitants (qui vibrent en même temps), ce que l’on nomme habituellement les sons harmoniques. Le son unique ne l’est donc jamais (sauf en laboratoire). Il est, au contraire source de vie. C’est grâce à ce premier son que très rapidement, d’autres se mettent à exister, comme générés par lui. Il contient donc un univers en miniature. Ce n’est pas un hasard si d’une part les musiques les plus anciennes cultivent la quinte, et que, d’autre part, les premières comptines enfantines l’utilisent abondamment. L’un des harmoniques les plus proches d’un son fondamental est justement la quinte. On le voit, cet intervalle constitue une sorte d’archétype musical incontournable et présent partout et toujours.
Echelle des sons harmoniques
Mais le son est aussi la frontière entre le néant originel et le temps. En effet, le silence primordial n’a pas encore de temps. Dès que le son se fait entendre, quelque chose se passe et le temps, par essence, se met à couler. Comme le temps est l’essence de la vie, le son en est une sorte de métaphore. Car il est difficilement imaginable que le son puisse durer éternellement sauf dans des projections mathématiques semblables à l’infini d’une droite. Et même, si c’était le cas, nous n’en percevrions jamais qu’un segment car nous sommes participons à un segment de droite temporelle nous aussi.
Pourtant, le paradoxe réside dans le fait que les compositeurs ont souvent cherché à donner l’impression d’une suspension de la ligne du temps à l’aide de (très) longues notes ne subissant que de mineures altérations. Et il nous suffit de bien vouloir écouter certaines œuvres « minimalistes » comme celles de Morton Feldman, de György Ligeti et parfois même d’Arvo Pärt pour faire l’expérience du temps suspendu par le son. C’est l’expérience de ce temps qui comme le disait Wagner dans Parsifal « devient espace ». Car quand seul le temps ne peut plus le qualifier, surgit la notion d’espace. Oui, le son est un espace particulier dans lequel nous pouvons nous baigner. Ne croyez pas que je suis devenu fou ! Il suffit d’écouter le chant si particulier des moines tibétains pour comprendre de quoi il s’agit. Le son, en tant que vibration, produit par la voix humaine, fait vibrer tout notre être et distille un sentiment de plénitude et de participation à l’univers. C’est sur une seule note, celle qui crée la plus grande vibration intérieure (et est donc différente pour chacun d’entre nous) qu’est chanté le fameux « Om » originel, la syllabe « où tout commence » selon les sages de la métaphysique de l’Inde. « Om » (prononcé « aum ») est l’inaltérable (akshara), il contient tous les mondes et sa récitation et la pratique du mantra met le récitant en communication avec l’origine du monde. Sa vibration est la preuve de son acceptation. Le mot « Amen », utilisé chez nous comme acceptation « qu’il en soit ainsi » en découlerait peut-être.
Graphie du « Om »
Il n’est pas surprenant que les compositeurs occidentaux soient, eux aussi, fascinés par le pouvoir du son, de cette syllabe musicale unique qui contient tant de symbolique. Mais le son est à la fois support de la parole, du texte et aussi du timbre instrumental (voix humaine ou instrument de musique). Si nous l’entendons, venu de l’extérieur, il peut nous toucher par mille facettes (intensité, timbre, durée, hauteur, variations internes, …). Il est donc déjà musique, mais une de celles qui veut nous montrer ce qu’elle contient. Au début d’une symphonie de Bruckner, le son unique précède l’entrée du rythme (donc du temps), du motif et semble encore contenir une grande part du silence qui la précède. C’est en ce sens qu’il peut correspondre au préfixe allemand « Ur- » (originel) défini par les philosophes romantiques comme le lieu des valeurs fondamentales du monde. Mais il est bien connu que les pensées des philosophies orientales influencent l’occident depuis le 18ème siècle même dans des versions christianisées …
Alors, qu’il soit le prélude à la construction d’un univers musical ou l’expression d’un tout autonome, le son possède des facultés magiques. Qu’il soit seul ou qu’il s’entoure de collègues, il a quelque chose à nous dire. La fascination pour le son est peut-être la particularité la plus fondamentale et inaltérable des musiciens … et des mélomanes, bien avant même l’œuvre elle-même.
Oh non! vous n’êtes pas fou!!
Vous nous entraînez au fond de la réflexion et c’est une nourriture exceptionnelle pour l’âme!
Du son,du simple son,vous nous offrez le monde et l’infini!
Merci