Un jour… Un chef-d’oeuvre! (12)

Les histoires de poissons ne se racontent pas qu’en avril… elles contiennent une sagesse populaire universelle qui fait miroiter les eaux les plus pures…

12a. Lovis Corinth, Dame am Goldfischbassin 1911.

Lovis Corinth (1858-1925), Dame lisant un conte auprès d’un aquarium, 1911.

Claude Debussy (1862-1918), Images pour piano, 2ème série, n°3 Poissons d’or (vif) interprété par Seong-Jin Cho.

12b.

Poissons nageant, Dynastie Song, peinture attribuée à Liu Cai (c.1080–1120), détail.

LE POISSON D’OR

(CONTE RUSSE)


Sur la mer Océan, dans l’île de Bouïan, s’élevait une petite cabane ; dans cette cabane vivaient un vieillard et sa femme. Ils étaient fort pauvres ; le mari avait un filet et pêchait des poissons ; c’était sa nourriture quotidienne. Une fois il jeta son filet, et, quand il le retira, le filet était lourd, plus lourd qu’il n’avait jamais été ; il eut grand’peine à le soulever. Il regarde, le filet est vide ; pourtant il y découvre un petit poisson, mais un poisson comme il y en a peu, un poisson d’or. Le poisson, avec une voix humaine, se met à supplier le pêcheur :

— Ne me prends pas, vieillard, renvoie-moi dans la mer bleue ; je me mettrai à ton service ; tout ce que tu me demanderas, je le ferai pour toi. Le bonhomme réfléchit, réfléchit et répond :

— Va, je n’ai pas besoin de toi. Va te promener dans la mer.

Il jette le poisson d’or et s’en retourne à la maison.

Sa femme lui demande : — Bonhomme, as-tu fait bonne pêche ?

— En tout et pour tout un petit poisson d’or, et je l’ai rejeté dans la mer ; il me faisait de si belles prières ! « Renvoie-moi, disait-il, dans la mer bleue ; je me mettrai à ton service ; je ferai tout ce que tu me demanderas. » J’ai eu pitié de lui ; je ne lui ai pas réclamé de rançon. Je l’ai mis gratis en liberté.

— Vieil imbécile ! tu avais la fortune dans la main et tu n’as pas su t’en servir.

La vieille se met en colère ; elle tourmente son mari du matin au soir ; elle ne lui laisse pas une minute de repos.

— Si du moins tu lui avais demandé du pain, à ce poisson ! nous n’allons plus avoir même une vieille croûte à nous mettre sous la dent. Que mangeras-tu ?

Le vieillard perd patience ; il s’en va trouver le poisson d’or pour lui demander du pain. Il arrive au bord de la mer et crie de toute sa force :

— Poisson d’or ! poisson d’or ! viens à moi, la queue dans la mer, la tête tournée vers moi.

Le poisson arrive au rivage :

— Vieillard, que veux-tu ?

— Ma femme est en colère ; elle m’envoie te demander du pain.

— Va-t’en à la maison, bonhomme, tu y trouveras du pain en abondance.

Le vieillard revient : Eh bien ! y a-t-il du pain ?

— Tant qu’on veut. Mais voilà le malheur : le baquet est cassé, je ne sais où laver mon linge. Va trouver le poisson d’or ; demande-lui un baquet nouveau.

Le vieillard s’en va au bord de la mer :

— Poisson d’or, viens à moi, la queue dans la mer, la tête tournée vers moi.

Le poisson d’or arrive.

— Bonhomme, que veux-tu ?

— C’est ma femme qui m’envoie ; elle demande un nouveau baquet.

— Fort bien : vous l’avez.

Le vieillard retourne chez lui ; il n’était pas encore arrivé à la porte, sa femme lui crie :

— Va-t-en, vieillard, trouver le poisson d’or, et prie-le de nous bâtir une nouvelle cabane ; tu vois bien que la nôtre tombe en ruine.

Le vieillard s’en retourne au bord de la mer :

— Poisson d’or ! poisson d’or ! viens à moi !

— Que veux-tu ? demande le poisson.

— Bâtis-nous une nouvelle cabane ; ma femme est de mauvaise humeur ; elle ne veut plus, dit-elle, vivre dans une vieille cabane, qui tombe en ruine.

— Ne t’inquiète pas, bonhomme ; retourne à la maison et prie Dieu ; tout sera fait.

Le vieillard revient : dans sa cour se dresse une maison toute neuve, en chêne, avec des ornements dentelés.

La vieille vient au devant de lui ; elle est encore plus en colère, elle crie plus encore.

— Vieil imbécile, tu ne sais pas profiter de la fortune. Tu demandes une cabane nouvelle et tu crois avoir fait un beau coup. Va-t’en trouver le poisson d’or ; dis-lui : Ma femme ne veut plus être une simple paysanne ; elle veut être archiduchesse, commander aux bonnes gens, et qu’on lui fasse de grandes révérences.

La vieillard retourne à la mer et fait la commission.

— C’est bien, lui dit le poisson ; retourne à la maison et prie Dieu, tout sera fait.

La vieillard revient, et, au lieu d’une cabane, qu’aperçoit-il ? Une grande maison en pierre à trois étages ; des laquais fourmillent dans la cour, des cuisiniers dans la cuisine ; et sa femme, vêtue d’un riche costume brodé d’or et d’argent, est assise et donne des ordres.

— Bonjour, ma femme !

— Voyez un peu le rustaud qui m’appelle sa femme, moi l’archiduchesse. Holà ! eh ! qu’on me l’emmène à l’écurie et qu’on le fouette d’importance.
Les laquais accourent, empoignent le bonhomme, l’emmènent à l’écurie, et le régalent de coups, mais tant et si bien qu’il peut à peine se tenir.
Après ce bel exploit, la vieille fait de son mari le portier de la maison ; elle lui fait donner un balai et lui commande de balayer la cour et d’aller manger et boire dans la cuisine. Dure vie pour le pauvre bonhomme : balayer la cour toute la journée ; et, si elle n’est pas propre, gare à l’écurie !

— Quelle sorcière ! pensait le pauvre diable ; elle a le bonheur en partage et elle s’y roule comme une… Voilà maintenant qu’elle ne veut plus de moi pour mari.

Au bout de peu de temps la vieille se dégoûte d’être archiduchesse. Elle fait venir le bonhomme et lui dit :

— Vieil imbécile, va-t’en trouver le poisson d’or ; dis-lui : « Ma femme ne veut plus être archiduchesse ; elle veut être impératrice. »

Le vieillard fait la commission.

— Fort bien, dit le poisson, sois sans inquiétude : va à la maison, prie Dieu ; tout sera fait.

Le vieillard revient chez lui. Au lieu de la maison magnifique, il trouve un palais avec un toit d’or. Des sentinelles entourent le palais et empêchent d’y entrer ; derrière s’étend un vaste parc ; devant, une prairie verdoyante ; sur la prairie, des troupes sont rassemblées.
Le vieille, habillée en impératrice, se montre sur le balcon avec les généraux et les boyards ; elle passe les troupes en revue ; les tambours battent aux champs, la musique résonne ; les soldats crient : Hourrah ! Au bout de peu de temps, la vieille se dégoûta d’être impératrice ; elle ordonna d’aller chercher le vieillard et de le présenter devant Sa Splendeur. Voilà tout le monde sens dessus dessous ; les généraux s’inquiètent, les boyards courent : — Quel vieillard ? Comment est-il ?
À la fin, on le découvre dans une cour de derrière, on l’amène auprès de l’impératrice.

— Écoute, vieil imbécile, va trouver le poisson d’or ; dis-lui : « Ma femme ne veut plus être impératrice ; elle veut être reine des eaux, commander à toutes les mers et à tous les poissons. »

Le vieillard veut refuser.

— Va tout de suite, ou je te fais couper la tête.

Il prend courage, s’en va au bord de la mer et crie :

— Poisson d’or ! petit poisson d’or ! viens à moi, la queue dans la mer, la tête tournée vers moi.

Le poisson d’or ne paraît pas. Le vieillard l’appelle une seconde fois ; le poisson continue de ne point paraître. Il l’appelle une troisième fois. La mer écume, s’agite ; tout à l’heure elle était blanche et claire, maintenant la voici toute noire. Le poisson d’or arrive au rivage :

— Que veux-tu, vieillard ?

— Ma femme devient folle ! Elle ne veut plus être impératrice. Elle veut être reine des mers, régner sur toutes les eaux, commander à tous les poissons.

Le poisson d’or ne répondit rien au vieillard et disparut dans le fond de la mer.

Le vieillard revient au palais, il regarde ; il ne peut en croire ses yeux : plus de palais ! À sa place s’élève une vieille cabane, dans la cabane est assise une vieille femme avec une robe déchirée !
Et ils recommencèrent à vivre comme au temps passé. Le vieillard se remit à pêcher ; mais il eut beau jeter ses filets dans la mer, il ne retrouva plus le poisson d’or.

Recueil de contes populaires slaves, Traduction par Louis Léger. Ernest Leroux, 1882 (p. 139-146), Wikisource

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