Un jour… Un chef-d’œuvre (124)

Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d’une âme qu’au fond de la mer.

Victor Hugo (1802-1885)

 

Léon Spilliaert (1881-1946), Femme au bord de l’eau, 1910.

 

Paul Gilson (1865-1942), La mer: 1. Lever de soleil (allegretto) d’après un poème de Eddy Levis, interprété par le Flemish Radio Orchestra dirigé par Martyn Brabbin.

Le lever du jour

Voici l’heure où la Nuit lentement s’affaiblit;
Les ténèbres se font moins lourdes, des nuances
Naissent, et le feu des étoiles pâlit.
Déjà j’entends, ô Mer, sous tes plaintes immenses,
Un hymne s’élever… les bruits et les couleurs
Se font plus clairs: c’est le Matin qui vient d’éclore,
Et poursuivant la Nuit, toute absorbée encore
Dans son rêve peuplé d’ivresse et de pleurs,
Il jette dans l’azur son réseau de lumière.
D’abord c’est l’aube, chaste, indécise, légère,
Éteignant d’un baiser, vague et silencieux,
Les astres attardés dans l’infini des cieux,
Et traînant sur les flots comme une gaze blanche.
Puis, c’est l’aurore dont la lumière plus franche,
Plus nette, plus vibrante, envahit les derniers
Refuges de l’ombre, et met sur les grands huniers
Qui passent au loin, sa lueur douce et claire.
Enfin, voici surgir le Soleil! L’atmosphère
Frémit sous ses rayons et, triomphalement,
Jetant sa pourpre aux flots, il monte au firmament.
[…]

Eddy Levis (1866-?), La Mer, Première Partie, Le lever du jour (extrait).

Paul Gilson a joué un rôle prépondérant dans la vie musicale flamande, non seulement en tant que compositeur mais également en tant que pédagogue, théoricien et critique.

Il a été formé par François-Auguste Gevaert au conservatoire de Bruxelles. En outre, il se mit à étudier en autodidacte les partitions de Richard Wagner et celles du «puissant petit groupe» russe dont il introduit la musique en Europe occidentale avec ses réductions de piano de Shéhérazade et de La Grande Pâque russe du compositeur Nicolaï Rimski-Korsakov. Dans les années 1910, Gilson donnait cours à des dizaines de jeunes compositeurs. En 1925, sept de ses disciples fondent le groupe des »Synthétiste» formé de René Bernier, Gaston Brenta, Francis De Bourguignon, Theo Dejoncker, Robert Otlet, Marcel Poot, Maurice Schoemaker en Jules Strens.

Gilson a également publié un nombre de manuels didactiques et écrit des critiques pour La Revue Musicale.

Ses meilleures pièces ont été composées avant l’âge de quarante ans. Il s’agit de l’œuvre pour cordes Mélodies Écossaises (1892), l’oratorio Francesca da Rimini (1892), l’opéra Prinses Zonneschijn (1903), le ballet La Captive (1904) et surtout La Mer, œuvre inspirée par une série de poèmes maritimes de Eddy Levis.

Bien que Gilson considère cet œuvre en quatre parties modestement comme des «esquisses symphoniques», mais on peut dire qu’il s’agit d’un véritable croisement entre la symphonie et le poème symphonique. Le thème cyclique, qui traverse toute l’œuvre, donne à celle-ci son unité et sa structure. Les titres des quatre parties sont: Lever du soleil, Chants et danses de matelots, Crépuscule et La tempête. La première partie montre la mer dans toute sa splendeur sous un soleil éclatant; la seconde partie – celle de la fête – est plus dynamique, avec par moments une nuance déjà mélancolique. Dans la troisième partie, qui peut être considérée comme une sorte d’adagio, le pêcheur dit adieu à sa bien-aimée au moment de gagner le large. Enfin, dans la partie finale, c’est son côté violent et tragique que la mer nous montre.

Gilson aurait voulu que le poème maritime correspondant fut déclamé avant chaque partie, or, cela ne se faisait que rarement. L’ensemble harmonique supplémentaire (composé de bois et de saxophones) fut également supprimé, tout comme le chœur d’hommes ad libitum dans la partie finale.

La Mer nous révèle un orchestrateur prodigieux qui affectionne les cuivres. A certains moments dans cet œuvre, il est clair que Gilson se sent surtout proche du groupe des Cinq russe et de Richard Strauss.

La Mer fut crée à Bruxelles le 20 mars 1892 par l’orchestre des Concerts Populaires dirigé par Joseph Dupont. Bien que Gilson n’eût alors que vingt-sept ans et qu’il n’en fût qu’aux débuts de sa carrière, La Mer reste, encore aujourd’hui, son œuvre la plus connue.

Jan Dewilde, 2005 (traduction: Annick Mannekens)

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