Esope conversant avec un renard
« Un chat voulait se donner une bonne raison de dévorer un coq tombé sous sa griffe.– La nuit, accusa-t-il, tes cris privent les hommes de sommeil.– C’est, se défendit le coq, un service que je leur rends : je les rappelle à leurs devoirs.Le chat ne se démonta pas et fit grief au coq d’outrager la nature en s’accouplant avec sa mère et ses sœurs.– C’est encore, répondit le coq, tout profit pour les maîtres : ils trouvent ainsi des œufs en abondance.– Tous tes beaux arguments ne me laisseront pas le ventre vide, s’écria le chat.Et il croqua le coq.
Les prétextes spécieux lui font-ils défaut, le scélérat agit à visage découvert quand il est décidé à mal faire » (Esope, Fables).
Les prétextes de la bonne conscience sont toujours les mêmes. On accuse la proie de nuire à la collectivité, lui faisant comprendre que son comportement est inadapté, donc que son élimination est un bienfait pour la société. C’est l’un des principes moteurs des génocides et des intolérances diverses.
Mais ce n’est pas suffisant, on l’accuse d’être contre nature et de bousculer les lois observées et interprétées par les hommes. On lui fait comprendre qu’il est un danger pour la préservation du monde.
Tous ces arguments démontés sans trop de peine, amènent le bourreau à agir « de toute façon » à visage découvert pour sustenter un instinct qui, finalement, lui pose problème, celui du rapport à l’autre. Au-delà d’un débat sur la nécessité d’un prédateur dans le système naturel, c’est une vraie réflexion sur la discrimination qui me pousse aujourd’hui à citer Esope et la sagesse antique.
En effet, l’observation des actualités récentes, qu’elle touche à la situation humainement inacceptable en Birmanie, aux querelles communautaires de notre pays, aux problèmes que posent les centre fermés pour clandestins ou encore au débat lamentable que suscite l’étude récente sur l’homosexualité en Belgique, me pousse à m’insurger contre ces « prédateurs » moraux qui, dans une vision réductrice du monde, parviennent à mettre en évidence leur intolérance, leur esprit discriminatoire et leur peur panique vis-à-vis du monde. Loin de moi l’idée d’entrer dans des débats politiques qui me dépassent, j’évoque ici seulement l’aspect humain des situations.
Quand comprendrons-nous vraiment que l’être humain mérite le respect quels que soient sa race, sa langue, sa religion, son statut et ses orientations sexuelles ? Qui a le droit de juger l’être humain et au nom de quoi ? Je ne vous parle pas de la justice et de sa pratique indispensable à toute société démocratique qui se respecte, ce que j’évoque ici, c’est la fichue habitude qu’ont les hommes de juger leur voisin parce qu’il n’est pas comme eux. C’est cette manie d’écraser le minoritaire pour se donner l’illusion du pouvoir. Cela témoigne d’une peur de la différence et d’une méfiance vis-à-vis des modèles humains non établis par des siècles d’éducation morale cloisonnée.
Le fait même, pour en parler, de devoir nommer la différence possède souvent
un caractère péjoratif. Ainsi certains mots sont chargés négativement et leur emploi montre tout le mépris de celui qui les utilise. Nous sommes tous foncièrement différents, mais cela n’a pas la moindre espèce d’importance, c’est au contraire, des richesses exceptionnelles à découvrir et à partager. Les différents points de vue et leur partage sont justement ce qui fait avancer la société… Alors, profitons de cette richesse gratuite (pour une fois !) pour progresser. C’est seulement ainsi que le monde pourra trouver des solutions qui doivent être constructives pour la planète entière. Est-ce possible ? Encore une utopie ? N’est-il déjà pas trop tard ? Et, pour finir, encore un coq pour se garder de trop de naïveté vis-à-vis des bons sentiments affichés de nos contemporains :
LE COQ ET LE RENARD
Sur la branche d’un arbre était en sentinelle
Un vieux coq adroit et matois.
« Frère, dit un renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :
Paix générale cette fois.
Je viens te l’annoncer, descends, que je t’embrasse.
Ne me retarde point, de grâce :
Je dois faire aujourd’hui vingt postes sans manquer.
Les tiens et toi pouvez vaquer
Sans nulle crainte à vos affaires ;
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux dès ce soir,
Et cependant, viens recevoir
Le baiser d’amour fraternelle.
– Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais
Apprendre une plus douce et meilleure nouvelle
Que celle
De cette paix ;
Et ce m’est une double joie
De la tenir de toi. Je vois deux lévriers,
Qui, je m’assure, sont courriers
Que pour ce sujet on envoie.
Ils vont vite et seront dans un moment à nous
Je descends :
nous pourrons nous entre-baiser tous.
– Adieu, dit le renard, ma traite est longue à faire,
Nous nous réjouirons du succès de l’affaire
Une autre fois. » Le galant aussitôt
Tire ses grègues, gagne au haut,
Mal content de son stratagème.
Et notre vieux coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur ;
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.
Jean de La Fontaine, Fables, Livres II, 15
