Brahms au printemps… ! (4)

 

Parmi les œuvres dites automnales de Brahms, la quatrième symphonie fait figure de chef d’œuvre. Ultime pièce orchestrale du compositeur, si ce n’est le double concerto, elle fut écrite entre 1884 et 1885, elle constitue l’un des sommets de l’art symphonique du XIXème siècle.


 johannes Brahms 2


Pas d’argument littéraire ou préalable cette fois. Nous sommes dans la « musique pure » telle que la concevait Edouard Hanslick. De sa forme et de son caractère, nous pouvons cependant déduire pas mal de pistes expressives d’une rare intensité. Certains musicologues ont voulu y voir une totale épuration des procédés créateurs. Quelques uns l’ont même qualifiée de classique. C’est vrai qu’il y a dans cette musique une volonté de concision et de clarté orchestrale, nous avons déjà pu remarquer que ce cas n’est pas isolé.

 

Autre élément facilement repérable ; l’influence que Brahms a eu sur Dvorak. De nombreux parallèles peuvent être faits entre la septième symphonie du tchèque et la troisième de l’allemand. La quatrième symphonie semble parfois annoncer le concerto pour violoncelle de Dvorak et sans doute aussi la symphonie « du Nouveau Monde ». Il faut noter que les deux hommes colorent leur musique d’harmonies et de mélodies inspirées du folklore d’Europe centrale.

 

Mon choix discographique se porte sur la magnifique interprétation de Carlos Kleiber à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, un cd réédité dans la collection « The Originals » de DGG. Tous les habituels clichés brahmsiens y sont gommés pour donner la juste mesure de cette musique tragique, certes, mais poétique. Non, ces deux qualificatifs ne sont pas incompatibles. Les richesses sonores des viennois et la baguette d’une clarté incroyable de leur chef donnent la juste mesure de cette musique aux mille couleurs de l’automne. Ici, la place est laissée aux timbres, aux chants et aux harmonies. La structure parfaite de l’œuvre est rendue magistralement en une arche sonore jamais interrompue par un seul temps mort.


Brahms symphonie 4 Kleiber DGG


 

Divisée en quatre mouvements, la symphonie en mi mineur (op.98) débute par un de ces thèmes qui restent gravés dans notre mémoire. Un léger balancement un peu nostalgique et haletant des violons est soutenu par les arpèges ascendants des altos et violoncelles. Les basses et les bois accompagnent discrètement tandis que les cors, comme souvent chez Brahms, tiennent de longues notes presque intemporelles. Les doublures renforcent le côté automnal de ce début. Une lumière crépusculaire et diffuse irradie l’espace sonore laissant cette impression d’un regard nostalgique sur le passé au soir de la vie. Petit à petit, la matière se fait plus dense et, après quelques retombées souples (comme une feuille qui tombe de l’arbre en virevoltant) et poétiques, le discours se développe et se dramatise en une période « Sturm und Drang » qui semble évoquer le second concerto pour piano. Des violoncelles, émerge un nouveau chant, presque une voix humaine, d’une tendresse infinie. Il se répand aux violons et reprend cette force dramatique que seul le second thème viendra surpasser en une violence quasi beethovenienne. La fin de la partie centrale semble aboutir à une dislocation du temps par la raréfaction des sons. Cette sombre méditation ramène enfin le premier thème dans une position résignée. Ce fatalisme brahmsien conduit à un dernier élément de révolte et la conclusion du mouvement, fortissimo, nous laisse dans un état émotif grave, sous le choc.


Carlos Kleiber 2
 


L’andante moderato qui constitue le deuxième mouvement s’exprime comme un poème symphonique sans argument préalable. Le thème initial joué par le cor a un aspect runique dans son canon archaïque. Il inaugure un épisode de marche qui se condense et se resserre progressivement par la rythmique. La partie centrale laisse encore la voix du violoncelle faire son effet. Cette fois, les bassons viennent les soutenir. Les épisodes se succèdent avant une conclusion sombre, agrémentée d’un fatidique roulement de timbale qui ferme le mouvement pianissimo.

 

Le troisième mouvement est sans doute l’un des seuls vrais scherzi de Brahms. A
llegro Giocoso ! le mot est lancé. Nous allons enfin pouvoir entendre ce que le compositeur entendait par « joyeux ». Kleiber en a bien compris l’essence. Loin d’une joie débordante, il s’agit plus, il me semble, d’une énergie vitale exceptionnelle. Le mouvement est animé par des mouvements rythmiques (deux doubles croches et croche) saccadés. En do majeur, il respire cette vie simple que vient encore renforcer des fanfares. La partie centrale, en reprenant le procédé de la ballade déjà évoqué dans la rhapsodie pour contralto, se met à chanter. Le lyrisme de cette partie est à l’image de l’épopée du héros romantique narrant ses aventures. L’appel aux couleurs populaires renforce encore cette impression d’énergie vitale.

 

Le final, Allegro energico e passionato, est sans doute l’une des plus remarquables architectures de Brahms. Tout à fait symbolique, ce mouvement semble faire la liaison entre le passé et le présent de la musique germanique. Construit sur une cellule de base figurée par une basse de chaconne à la manière du grand Bach (empruntée avec certaines transformations à la cantate « Nach dir, Herr » BWV 150 du maître), il s’articule en trente cinq variations présentées en deux séries séparées par un mouvement plus lent où domine la flûte. Impossible de les décrire toutes ici, mais réfléchissons un instant sur le principe même de la variation sur un thème donné.

 

Ne nous y trompons pas ! si le principe de la variation date de la Renaissance, les plus grands compositeurs l’ont fait évoluer à chaque époque par des œuvres marquantes. Citons seulement les Variations Goldberg de Bach et les « Diabelli » de Beethoven, chefs d’œuvres absolus du genre. On peut dire que l’attrait de Brahms pour le procédé n’est pas neuf. Au piano ou à l’orchestre, cette forme lui convient parfaitement pour simuler le fil du temps et la métamorphose progressive d’un état premier. Comme dans la pensée des philosophes, les cycles de la vie, les jours, les semaines, les mois…se répètent inlassablement sans jamais revenir à l’identique. Une vision du temps irréversible se prête admirablement à la variation. Brahms, en fin de course, à l’automne de sa vie, utilise ce procédé pour générer toutes les couleurs éphémères de son existence. Chaque variation adopte une nouvelle orchestration, de nouvelles variantes harmoniques et mélodiques. Poésie, tendresse, tragédie, colère, fatalisme et émerveillement, bref, toutes les passions humaines traversent ce mouvement en un voyage initiatique sans pareil. Loin de l’exercice de style qu’on a voulu attribuer à ce final, c’est d’un esprit de synthèse remarquable par condensation et concision des émotions qu’il s’agit.


 Carlos Kleiber


Le Brahms récapitulatif de la quatrième symphonie écarte l’emphase. Le langage s’épure et ouvre la voie aux dernières œuvres pour piano et aux pièces pour clarinette dont le quintette sera le joyau. Brahms, loin de la lourdeur légendaire, recherche les sonorités originales sans renoncer à la pâte si particulière de ses doublures. Carlos Kleiber et le superbe orchestre de Vienne, en brahmsiens chevronnés, rendent toutes les nuances de cette musique automnale et tellement attachante dans son humanité.

Un avis sur “Brahms au printemps… ! (4)

  1. dommage que brahms n’ait pas jugé nécessaire demener à bien les projets de 5eme et 6 eme symphonies…en guise de vestiges il nous reste le fort symphonique quintette opus111 (mgnifique du reste) et quelques esquisses passéesprobablement dans les klavierstucke (lopus118 en particulier)…
    l’intrprétation de carlos kleiber est absolument géniale de la part de ce chef rare au disque enfermé jusqu’à sa mort dans une forme d’autisme musical frisant la folie.
    on peut recommander aussi bernstein philarmonique de vienne (dg) pour le final en particulier, karajan (préférence à la version 1978 contrairement à ce que dit la critique qui préfère la version 1964) solti (le meilleur élément d’une intégrale contestable) pour les visions engagées, ou bruno walter et giulini (cso ou philarmonia) pour les versions autonales, sans oublier les ancêtres antinomiques que demeurent toscanini et furtwaengler….

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