L’art du paysage possède une histoire très particulière. D’abord ornement utile pour situer une scène, il n’a qu’une valeur décorative, les peintres prennent rapidement conscience de l’impact formidable de ce décor naturel sur la façon dont on ressent une œuvre. Les cieux tourmentés et orageux, la neige ou les arbres en fleur, chaque impression colore la scène d’une émotion particulière. Ce n’est que petit à petit que le paysage devient un motif artistique en lui-même. L’école flamande du XVème siècle en développe la fonction. Entre peinture de genre et paysage moderne, Marten van Valkenborg nous en propose une vision glacée bien que pleine de vie dans « l’Hiver » (ci-dessous). Le paysage n’est plus seulement prétexte à la décoration d’une scène de la vie quotidienne, il est l’élément central qui diffuse toute la sensation du tableau.
John Constable (1776 1837) est sans doute l’un des paysagistes anglais les plus connus du début du romantisme. Il est impossible de le séparer de sa région natale qu’il va peindre toute sa vie, le Suffolk. Personnage paisible, passionné par son art et par le développement du travail sur la peinture de paysage, il donnera de nombreuses conférences entre 1833 et 1836 pour défendre ce qu’il considère comme une science de la nature, l’art pictural. « La peinture est une science et devrait être abordée comme une investigation sur les lois de la nature. Pourquoi, dès lors, la peinture de paysage ne pourrait-elle être considérée comme une branche de la physique, dont les tableaux ne seraient que les expérimentations ? » Constable (1836).
Cottage dans le Suffolk
La région du Suffolk, à l’est de l’Angleterre n’est pas seulement connue pour les races spéciales de chevaux et de brebis noires. Elle est avant tout réputée pour la beauté de ses paysages, ses ciels changeants et ses confortables cottages. C’est probablement l’observation de cette nature et l’attachement profond aux paysages familiers qui poussèrent Constable à devenir un grand novateur dans l’autonomie du genre. Romantique dans l’âme, il est surtout un grand observateur qui considère que la fonction de la peinture réside dans une imitation particulièrement fidèle de la nature.
Si le romantisme semble centrer l’art sur l’introspection et le sondage de l’âme humaine, la manière dont il perçoit la nature est tout aussi essentielle. Le panthéisme ne semble cependant pas atteindre constable. Pas du moins la forme traditionnelle… ! Ce qui nous frappe à l’observation d’une des ses toiles, c’est l’impression première d’une promenade sans surprise. Les lieux qu’il nous montre, nous avons l’impression de les connaître. Pas besoin d’avoir fréquenté la région. Les toiles les plus universelles nous laissent chaque fois le même sentiment. On croirait être passé pas cet endroit des dizaines de fois.
John Constable, Helmingham Dell, huile sur toile (1823)
Tout semble familier, le ruisseau, les arbres et leurs racines, les feuillages qui annoncent l’automne, le petit pont de bois auquel il manque une partie de balustrade ressemblent à n’importe quel coin un peu bucolique que nous rencontrons au cours de nos promenades. La particularité de ce genre de tableau est qu’il ne s’y passe rien. On ne peut rien déduire, seulement laisser notre imagination deviner pourquoi le pont est endommagé, rêver à l’identité de la silhouette rouge à gauche et se dire que c’est seulement un spectateur, un promeneur, comme nous, qui a un autre angle de vue.
N’y a-t-il rien de plus à voir ? Un expert de la nature identifierait sans doute mille choses que le profane ne voit pas, mais, même pour lui, si ce n’est la justesse scientifique, aucun événement ne se produit. En fait, le paysage de Constable ignore complètement le prétexte narratif. Le paysage prend donc une valeur affective différente pour chacun d’entre nous. Nous pourrons nous ennuyer en observant l’œuvre et désirer passer à autre chose ou nous pourrons au contraire considérer l’absence d’anecdote, l’impression de déjà vu et la rigueur de la représentation comme une vision temporelle immobile et une raison de méditer.
J’ai parlé souvent du geste et du mouvement qui cherchent à représenter le temps dans la peinture. Ici, le temps s’écoule sans mouvement, de manière uniforme et constante. C’est d’ailleurs par cette observation qu’on parvient à ressentir une absence de temps. Si nous pouvons déduire la saison par la couleur des feuilles, nous y introduisons cette notion si particulière de fin de cycle (déjà évoqué avec la musique de Brahms) et donc de temps. Un autre temps cependant, long, imperceptible dans son écoulement et résultant de l’absence de ce geste auquel nous sommes habitués. Un malaise pourrait même nous prendre, une sorte de vertige, une vision du vide. C’est là que cela devient intéressant et nous ramène à nous-mêmes.
La manière dont nous acceptons l’immobilité est souvent typique de notre état philosophique. La promenade dans la nature nous ressource, la contemplation d’un paysage pendant de longues minutes nous transporte dans un ailleurs formidable, celui qui quitte le temps de l’homme pour entrer dans le temps de la nature. Le rythme est tout autre et il ne s’agit plus ici d’attendre qu’il se passe quelque chose ou de provoquer l’action (ce qui constitue la majorité du temps de notre vie…), il suffit de se laisser porter par la suspension de notre temps. La conséquence visuelle atteint au paradoxe, et je crois que c’est une des émotions conductrices de Constable. Les détails scientifiques, les précisions quasi photographiques s’estompent sous le coup de notre méditation. Comme au sein même de la nature, les couleurs deviennent des taches, les troncs des formes abstraites, les cieux génèrent une lumière qui semble changer selon la direction des nuages sous l’action du vent. Tous contribuent à créer cet autre temps que la peinture nous laisse imaginer. La nature, elle, nous le crée littéralement. Avez-vous déjà observé les variations d’éclairage d’une clairière quand des nuages passent devant le soleil…?
Je crois que Constable nous conduit, dans l’histoire de la peinture vers un nouveau répertoire. Le paysage, dans son paradoxe, joue sur les couleurs, les formes et le temps. Tous se dématérialisent et annoncent de loin une forme d’abstraction que William Turner poussera bien plus loin.
William Turner, Paysage
Au-delà, on peut encore imaginer la fin du romantisme et l’impressionnisme qui achèvera de désincarner la représentation pour la porter à un degré d’abstraction plus grand encore. Alors, lorsque vous ferez votre prochaine randonnée en forêt, laissez-vous transporter par cette impression toute particulière que la nature contient en son sein une grande part des valeurs esthétiques de l’homme… !
Rochehaut (Belgique)