Et pour ceux qui n’avaient pas pu se rendre hier soir à la Salle Philharmonique de Liège pour la séance « Dessous des Quartes » que je commentais sur la valse, voici un résumé de mon propos et de celui de l’Orchestre philharmonique de Liège, dirigé magistralement par Pascal Rophé. Je tiens encore à témoigner à tous ma gratitude pour la sympathie avec laquelle ils ont accepté cette mission difficile du concert commenté.
Ravel ne s’en cachait pas. Il était fasciné par le vertige du légendaire trois temps de la valse viennoise. Elle représentait pour lui une vision lumineuse du tournoiement des couples dans la vive lumière des palais impériaux sous le fastueux règne de François-Joseph. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il situe son poème chorégraphique célèbre intitulé la Valse.
Et si, dans son esquisse biographique de 1928, le compositeur évoque la période de 1855 qui marque l’avènement du fils Strauss sur son propre père, c’est qu’il correspond remarquablement à l’apogée de la valse à Vienne et la composition des plus grands chefs-d’œuvre du genre.
J. Strauss II
On sait que le projet de la valse mûrissait depuis longtemps dans l’esprit de Ravel. Dès 1906, il semble l’évoquer sans pour autant mettre le matériau musical en œuvre. On connaît aussi les superbes danses nobles et sentimentales de 1911, pour piano, qui, dans le souvenir de Schubert, placent la danse dans une perspective musicale moderne (écoutez leur couleur, leur harmonie, …). Mais ce n’est sans doute qu’après 1914 que le projet devint concret. Il semblerait même que l’année 1919 et la relance de Serge Diaghilev pour un nouveau ballet, soit le vrai déclencheur d’un travail assidu qui devait mettre fin à une période dépressive et peu productive du compositeur.
La Valse se présente donc comme un potentiel ballet que refusera Diaghilev sous le prétexte qu’il ne s’agissait pas d’une vraie valse. Ce sera Ida Rubinstein, la commanditaire du célébrissime Boléro, qui parviendra à la chorégraphier. On sait les brouilles qui résultèrent du refus du russe et de l’attitude négative de Stravinsky face à ce que nous considérons aujourd’hui comme l’une des œuvres les plus prophétiques de Ravel.
Ida Rubinstein
Si la valse viennoise y est bien présente, elle s’offre à nous plus comme le souvenir d’une époque fastueuse et inconsciente que comme une copie, même modernisée, des œuvres de Johann Strauss. A l’examen de la partition, on décèle des similitudes frappantes. Une introduction suivie d’une bonne quantité de valses qui s’enchaînent les unes aux autres, alternant les tempi et les émotions les plus diverses. Pourtant, Ravel semble traiter les thèmes dansants plus comme des réminiscences, laissant entrevoir progressivement ce qui grippe la machine.
Dès les premières notes, on est saisi des sons informels qu’on croit entendre. Ce sont comme des rumeurs de bruits d’usine. Les sombres bassons énoncent des lambeaux de thème appelés à devenir le motif de la première danse. Enfin, elle démarre, timidement, mais sûrement. Très vite elle gonfle et fait entendre la puissance d’un orchestre de près de 90 musiciens. Laissant la place, comme chez les Strauss, à une valse plus mélancolique, dans l’esprit des valses exquises ou sentimentales, le hautbois, sur un flux des cordes, déploie une magnifique mélodie…sortie du passé. Cette dernière, dans son déploiement tragique, s’enfle à nouveau laissant percer les plaintes des cuivres et des violoncelles en glissando avant de créer un premier point culminant finalement proche des tragédies mahlériennes.
Et c’est une nouvelle valse qui débute. Chantée par les violons, elle est accompagnée par des mouvements chromatiques d’aller-retour des violoncelles et de la clarinette qui ressemblent de loin à l’écho des sirènes de guerre. On ne peut pas y échapper. En 1920, la guerre est encore dans toutes les mémoires et la valse est devenue le symbole de l’aveuglement. Comme des coups de massue, l’orchestre nous envoie une nouvelle valse rude et puissante. La danse est-elle toujours un plaisir ou est-ce ce fameux tourbillon que j’évoquais hier qui donne le vertige d’une part et la fatalité de l’autre ? Les thèmes ont beau vouloir calmer une machine de guerre désormais en marche, rien n’y fait. Sous le coup des cuivres et des percussions, elle se disloque et nous donne un superbe échantillon des talents d’orchestrateur de Ravel. Plus de thèmes ici, que des rythmes complexes et des couleurs orchestrales laissant miroiter, en toile de fond, la transposition moderne de la valse. C’est comme si, soudain, on était revenu à notre époque. L’écriture de ce passage n’a rien à envier aux œuvres les plus avant-gardistes de l’époque.
C’est alors que reviennent les bruits d’usine, plus précisément, la menace immédiate. Une chute vertigineuse de la clarinette basse, puis un écho du Dies Irae aux cors et trompettes ne nous trompent plus. Le monde a changé. La valse, comme une étoile démesurément gonflée, est en état d’exploser et de tout ravager alentours. … Et de fait, tout se dérègle, s’accélère. Le tourbillon de la valse tourne au cauchemar. Tout va trop vite, comme un carrousel dont le moteur s’emballerait, plongeant ses passagers dans la terreur et l’impossibilité de s’enfuir.
A grands renforts des percussions (tam-tam, grosse caisse, cymbales, …), l’orchestre atteint une frénésie inimaginable. Seuls quelques gémissements se font encore entendre, mais la danse de mort ne les entend pas. Au contraire, dans sa folie, même le trois temps se désagrège. La cacophonie est à son comble, plus question de faire marche arrière… suffocant, l’orchestre s’effondre sur lui-même en une seule mesure écrite dans un rythme de quartolet de noires (dans une mesure à trois temps).
Tout s’arrête net. Le silence nous lisse abasourdis, hébétés par tant de violence et de tragédie. La valse, à l’image de toute une civilisation romantique s’est autodétruite et nous a plongés dans le néant.
Simon Rattle dirige la seconde partie de La Valse à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Berlin
Tout est désormais à reconstruire. Un monde nouveau doit naître et tirer les leçons de ses excès. Mais est-ce bien cela qui arrivera ? La deuxième guerre mondiale sera bientôt en germe dans la montée du nazisme et dans la fameuse crise de 1929. Comme dans le Boléro et le Concerto pour la main gauche, on sent ici non seulement le souvenir d’un effondrement, mais aussi, avec les années folles (comme un nouvel étourdissement ?) la prémonition de nouvelles catastrophes. Décidément, Ravel était tout sauf un compositeur confortablement installé dans une musique gentille et nantie. Il avait conscience de la gravité du monde et de ses tragiques enjeux. La Valse reste plus que jamais un avertissement pour notre humanité qui devrait vraiment cesser d’y voir une copie, dans le XXème siècle, de l’art des Strauss.