Je vous avoue que j’avais été particulièrement déçu, exaspéré même, par le livre d’Eric-Emmanuel Schmitt « Ma vie avec Mozart ». Je le trouvais d’une prétention déplacée et je suivais chaque apparition médiatique de l’auteur avec une méfiance de tous les instants. Je n’avais donc rien lu d’autre de l’écrivain à succès, pensant que sa célébrité résultait d’un opportunisme mercantile et d’un marketing facile.
Mais il y a quelques jours, j’ai retrouvé dans ma bibliothèque un autre ouvrage de notre auteur et j’ai décidé de me donner une seconde chance de comprendre cet homme et sa pensée. Beaucoup de monde autour de moi ne comprenait pas mon aversion pour l’auteur. Alors, selon l’adage populaire affirmant que seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, je me suis mis à lire « L’Evangile selon Pilate ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que j’ai été subjugué par cette relecture des Evangiles. J’ai dévoré l’ouvrage en quelques heures. Remarquablement écrit et bien senti, le livre s’articule en deux parties.
La première relate l’histoire de Jésus, non pas du point de vue des apôtres, mais de celui, imaginaire du héros de l’Eglise. Dans un portrait psychologique très efficace et sans remettre en cause les épisodes de la vie du Christ, l’auteur nous montre un homme simple. Habité par une Foi qu’il définit mal, par de nombreux doutes, surprises et peurs, le Christ semble apprendre progressivement sa vocation. Il n’en fait pas grand cas, au début en tous cas, mais ses expériences de la vie l’amènent à cette évidence : il est le fameux Messie que le monde juif attend. Il est, comme chacun sait, reconnu par Jean Baptiste et là, au bord du Jourdain, la révélation se concrétise et l’embarrasse.
Jésus sait alors son destin singulier, voudrait l’éviter, mais adopte un fatalisme remarquable en ne répondant pas aux questions de Pilate et aux accusations de Caïphe. Il subit sa Passion jusqu’au bout et sa crucifixion comme le dernier des larrons. Loin d’un triomphe rempli de lumière, le récit de Schmitt est rempli de la tragédie d’un homme entraîné malgré lui dans un parcours qui semble souvent le dépasser. Il est tellement humain qu’on en finit par le considérer comme un homme ordinaire, comme une pauvre victime d’enjeux plus grands que sa raison ne peut imaginer.
Antoni Ciseri, Ecce Homo
Les personnages qui l’entourent sont saisissants de vérité. Marie, sa mère, n’est pas celle que l’on rencontre dans l’imagerie traditionnelle. Elle n’est pas non plus celle que l’Eglise a proclamé « Immaculée » dans la seconde moitié du XIXème siècle. Elle est une simple mère de famille qui souffre de voir l’un de ses fils « filer un mauvais coton » et s’attirer de sérieux ennuis avec les autorités. Comme chaque mère, sa douleur face à la mort de son fils est extrême, mais elle prend conscience, tardivement, de son destin exceptionnel. Aucun brio non plus chez les apôtres. Ils sont souvent de misérables gens, pauvres (pour eux, le vœu de pauvreté n’est pas un effort surhumain) et peu instruits. Ils comprennent l’importance du message du Christ, mais on se fait souvent la réflexion, quasi blasphématoire, qu’ils auraient suivi n’importe quel illuminé sur les routes de Judée à la recherche d’une condition humaine plus élevée.
Celui qui nous touche le plus est Judas. Pour Schmitt, et j’ai envie de partager ce sentiment, il n’est pas le traître que l’histoire a transmis. Il est même le disciple le plus aimé et le plus fidèle du Christ. Sa dénonciation est un geste de fidélité. Il se rend chez les romains sur l’ordre de Jésus qui, ayant enfin compris son rôle sur cette terre, provoque la réalisation des Saintes Ecritures. Sa pendaison n’est pas la punition du remords, mais le fruit d’une fidélité exemplaire. Il rejoint son maître à penser dans l’au-delà, dans une communion extraordinaire.
Mais la seconde partie de l’ouvrage ouvre encore de nouvelles portes. Cette fois, c’est le récit imaginaire (basé cependant sur des sources souvent apocryphes et donc discutables) de Ponce Pilate qui est de mise. Cet homme qui s’était « lavé les mains » de la mort de Jésus en le remettant aux juifs malgré l&rsqu
o;absence apparente de faute est sans doute aussi émouvant que le Christ lui-même. Le problème majeur de cet homme perçu comme le juge impuissant du Fils de Dieu réside d’abord dans une culture radicalement différente de celle de la province qu’il administre. Romain de naissance et d’éducation, il doit veiller à l’ordre de sa province et Jésus ne représente d’abord pour lui qu’un illuminé de plus pourchassé par les détenteurs des livres sacrés. S’il refuse de condamner le Christ, c’est sans doute que son entourage proche l’a mis en garde et que le blasphème n’est pas condamnable de mort. Claudia Procula, l’épouse qu’il vénère et aime profondément, est tombée sous le charme de la pensée de Jésus (Claudia Procula est une sainte dans l’église orthodoxe). Lui, homme d’un rationalisme froid, ne peut accepter ces principes monothéistes mais ne peut pas non plus y être complètement indifférent.
Ponce Pilate par Giotto (1305)
Ce n’est que lors de la résurrection que le problème enfle pour Pilate. Où est passé ce corps ? Quelle agitation cela va-il amener ? Comment résoudre ce problème ? Il en perd littéralement le sommeil et fait appel à toutes les possibilités logiques de la disparition d’un cadavre. On l’a volé ? Il n’est pas vraiment mort ? Un coup monté de ses disciples ? Tout y passe, depuis les interrogatoires de Joseph d’Arimatie et de quelque sosie, en passant par l’examen scientifique des témoignages de ceux qui ont vu le ressuscité et les avis de son médecin personnel sur la capacité d’un homme à résister au supplice de la croix. Au bout du compte, le doute s’installe chez Pilate. Il perd tous ses repères et son esprit vacille, le rendant très humain. De fait, Ponce Pilate nous semble plus sympathique (au vrai sens du terme) que les récits habituels. Il va même jusqu’à se lancer sur les routes à la recherche de sa femme partie à la rencontre du Christ. Chemin faisant, il vit une vraie initiation. Il se rend compte, dans le dénuement du voyage et les conditions difficiles de la marche, d’une forme de renoncement, celui de l’amour (pour Claudia en premier lieu). Il vit le quotidien de misérables pèlerins et en partage l’espoir. Si ce parcours ne lui donne pas la foi en Christ ressuscité, il ne sera plus jamais le même.
Rédigée sous la forme de lettre que Pilate envoie à son cher frère Titus, on assiste à une profonde humanisation du personnage au fil des récits. Pilate dans le désert est un homme comme chacun d’entre nous et il n’est nullement difficile de s’y identifier. Eric-Emmanuel Schmitt relate la découverte de sa propre Foi lors d’une nuit désespérée seul dans le désert. Nul doute que son Pilate est né de sa propre expérience. Je dois en tous cas avouer que ce livre m’a touché profondément et suscité chez moi des réflexions inédites sur la relativité des perceptions. Travail très documenté, il ne tombe jamais dans la sécheresse. Il nous présente Jésus qui vit et meurt comme un homme et dont la divinité ne s’affirme que par sa résurrection. Il réhabilite Pilate et lui confère le statut humain en exploitant la faille qui l’écarte d’un rôle purement militaire et administratif, son amour pour Claudia. Cet aspect est toujours absent des récits habituels.
Nul doute que cette lecture ait ouvert mon appétit et je suis sur de lire bientôt d’autres ouvrages de cet auteur que j’ai sans doute sous estimé ou que je n’étais pas encore prêt à recevoir.