Mathilde Wesendonck

 

N’étant pas libre ce soir pour aller écouter la discographie comparée des Wesendonck lieder à la Salle Philharmonique (c’est aujourd’hui le premier concert de notre saison Musique à l’U3A à 18H avec Harold Noben en récital de piano, au programme : Bach, Haydn et Beethoven), j’avais envie de vous parler un peu de cette œuvre et vous livrer mes deux versions favorites en attendant le verdict des écoutes à l’aveugle proposées par Jean-Pierre Rousseau. 

Mais d’abord quelques mots à propos d’une œuvre toute particulière à plus d’un titre dans la production de Richard Wagner. Les cinq mélodies connues sous le nom de Wesendonck furent écrites avec un accompagnement de piano par Richard Wagner entre 1857 et 1858. Elles sont le résultat d’une période privilégiée pendant la quelle le compositeur était logé, avec sa femme Minna, dans un pavillon du parc de la fameuse villa du richissime négociant en art, Otto Wesendonck.


 

Wagner, Wesendonck, Villa près de Lucerne

Villa d’Otto Wesendonck près de Lucerne


 

Au moment où il composait la Walkyrie, la jeune épouse d’Otto, Mathilde écrivait des poèmes que le compositeur allait mettre en musique. On a souvent prétendu que Richard et Mathilde avaient eu une relation amoureuse, mais quoi qu’il en soit, leur situation et leur attirance réciproque ainsi que la convergence de leur pensée philosophique auront probablement contribué à l’intensité du premier acte de la Walkyrie mettant en scène Siegmund et Sieglinde les jumeaux amoureux face à l’hostilité des hommes et des dieux. Il est aussi évident que le choix et la composition de Tristan et Isolde aient été influencés non seulement par cette rencontre, mais aussi par les poèmes que Mathilde déversait progressivement à Richard.


 

Wagner, Wesendonck Mathilde

Mathilde Wesendonck vers 1850


 

Les textes de Mathilde sont pensifs, influencés de loin par Wilhem Müller, auteur figurant parmi les préférés de Schubert. Wagner nomma deux de ces mélodies « études pour Tristan et Isolde », utilisant pour la première fois des motifs qui se retrouveront plus tard dans l’opéra. Dans « Träume », on peut entendre l’esquisse du duo d’amour du second acte alors que dans « Im treibhaus », Wagner s’essaie à quelques motifs qui prendront place au troisième acte du drame. Pourtant, le langage harmonique chromatique de Tristan se fait sentir à travers tout le cycle. 

Si les poèmes de Mathilde apparaissent sans logique apparente au gré de ses inspirations, Wagner en compose la musique au fur et à mesure. Il ne s’agira donc d’un cycle qu’au moment où, la composition terminée, Wagner les replacera dans l’ordre logique que nous leur connaissons aujourd’hui :

 

  1. Der Engel (L’Ange)
  2. Stehe still ! (Reste calme !)
  3. Im Treibhaus, (Dans la Serre), étude pour Tristan et Isolde
  4. Schmerzen (Souffrances)
  5. Träume (Rêve), étude pour Tristan et Isolde

 

Si le compositeur nous les a proposés en version voix de femme accompagnée de piano, il a cependant orchestré lui-même « Träume » pour être donné par un orchestre modeste sous la fenêtre de Mathilde lors de son anniversaire. C’est en fait la version orchestrale du cycle complet que nous connaissons surtout aujourd’hui dans la réalisation du disciple et chef d’orchestre du maître, Félix Mottl. Une version pour orchestre de chambre sera créée par le compositeur Hans Werner Henze en 1976. 

Le premier lied, Der Engel, évoque la rédemption dispensée par l’Ange à celui dont le cœur saigne. Déjà, l’accompagnement, en forme cyclique, laisse le temps se suspendre tandis que la chanteuse déploie un chant fait de désirs d’ascension, laissant entrevoir à de nombreuses reprises de longues notes directement importées de Lohengrin. N’est-il pas d’ailleurs lui-même un ange rédempteur ? La partie centrale modifie le rapport au temps. Sous une batterie orchestrale, le chant se fait plus chromatique dans l’évocation  du chagrin tandis qu’un violoncelle déploie lentement son soupir. Le mot allemand « Erlösung », souvent traduit par d
élivrance est plus à nouveau l’évocation d’une rédemption spirituelle. La voix y retrouve son calme et détend le temps dans une harmonie très proche de Tristan et Isolde. L’orchestre peut alors à nouveau dispenser son calme cyclique jusqu’à la fin où, dans le postlude, un grupetto (ornement caractéristique qui semble tourner sur lui-même), symbole de l’amour chez Wagner vienne donner la clé de cette délivrance. L’Amour (avec un grand A !) est le moyen d’accéder à la paix.


 

Wagner Wesendonck 1
 


 

Stehe still (Arrête-toi, Reste calme) est d’un tout autre monde. La tonalité lumineuse de sol majeur du premier lied est ici remplacée par un sombre et grave ut mineur. Dès ses premières notes, on reconnaît les vagues sonores de Vaisseau fantôme, amenant avec elles les angoisses du temps et l’incertitude du destin. Le hollandais ne peut accoster que tous les sept ans pour chercher sa rédemption dans l’amour véritable. Entre temps il erre sur les mers déchaînées dans l’incertitude et l’angoisse. Pourtant, toute la pièce sera destinée à montrer la déstructuration progressive du temps. Imperceptiblement et avec quelques relents de la Walkyrie, le tempo se calme et l’harmonie tourmentée se tourne progressivement vers un do majeur serein induit par la résolution de l’énigme de la nature et la compréhension du renoncement indispensable à l’Amour, l’abolition du temps mortifère. Le silence entre dans la partition et se termine dans une temporalité abolie. Seul reste une plainte du hautbois comme un souvenir lointain de la vie terrestre.


 

Wagner Wesendonck 2b


 

Dans une ambiance nocturne, accentuée par la tonalité funèbre de ré mineur, le troisième lied, Im Treibhaus (Dans la serre), étude pour Tristan, annonce dans une rythmique à six, puis à neuf temps, le motif du désir  et du prélude du troisième acte de l’opéra en chantier. La mélodie, profondément touchée par la mélancolie nous montre une descente dans la nuit et le silence. Elle vaut surtout par ses harmonies transitoires et son chromatisme très expressif. Inlassablement, le motif de départ se répète mais jamais à l’identique. Il suit toutes les inflexions du texte qui en vient à évoquer le calme du crépuscule et la mort en silence. Superbe musique d’une rare intensité. On y trouve déjà les prémices de Quatre derniers lieder de Richard Strauss (Im Abendrot surtout) pourtant composés près de quatre vingt ans plus tard ! A l’entrée du postlude, la musique ne marque plus qu’un battement mystérieux du temps avant que le thème ne vienne une dernière fois distiller toute son émotion. Ce lied sonne comme un adieu.


 

 Wagner Wesendonck 3


 

Vient alors « Schmerzen », difficilement traduisible de manière satisfaisante puisqu’il évoque à la fois les douleurs, les souffrances et les peines. Le mot allemand condense en lui-même plusieurs nuances que le français sépare dans son vocabulaire. Sorte d’hymne au soleil qui tous les soirs meurt pour renaître le lendemain, la pièce cherche à considérer la mort comme l’entrée dans une nouvelle vie. Les souffrances du jour sont donc plus supportables dans l’espoir d’une vie meilleure, et remplie de joie. C’est encore un motif de Tristan qui ouvre la pièce. Les amours impossibles obligent chanteuse et orchestre à triompher ailleurs. Il s’agit ici de trouver la porte de sortie spirituelle. On entend, en filigrane, les harmonies qui reviendront beaucoup plus tard dans Parsifal au moment ou Gurnemanz débutera l’initiation de Parsifal dans la formidable réplique : « Ici, mon fils, le temps devient espace ». Ecoutez le mouvement des basses et la soudaine profondeur de l’orchestre au moment de remercier la nature des souffrances prodiguées comme une étape de l’initiation à la sortie du temps. Merveilleux ! La pièce se termine alors elle aussi dans un do majeur libéré et libre.


 

Wagner Wesendonck 4


 

Le cycle se termine magistralement par une nouvelle étude pour Tristan, montrant le refuge dans le rêve. Notion profondément romantique, le monde onirique est souvent considéré comme celui de la « petite mort » pour les vivants. Dans un la bémol apaisé, le temps de l’orchestre opère comme une berceuse distillant une pulsation régulière surplombée par un grand balancier éternel des vents. Le chant ressemble d’abord à une chanson douce avant de repartir dans le chromatisme typique de Tristan. Mais très vite, les longues notes reviennent dispenser leur calme sur l’évocation du rêve. L’ange du début n’est pas loin. Tout se calme à nouveau et quand le postlude apparaît, il ne reste que le balancier, si proche de la fin de l’Adieu du Chant de la Terre de Mahler
sur le mot « Ewig », entrée dans l’éternité et le cycle immuable de la nature. Une conclusion toute panthéiste.


 

Wagner Wesendonck 5
 


 

Nous le comprenons, les cinq mélodies regroupent à elles seules une grande part de la spiritualité de Richard Wagner. On y retrouve tous les concepts du temps, de la vie, de la mort, du renoncement et de l’amour suprême conduisant à la compassion ultime. Pour Wagner, la libération (rédemption) se trouve dans le renoncement au monde qui permet d’atteindre l’Amour (compassion) qui seule autorise l’accession à l’éternité (ce qui n’est pas né et qui ne mourra pas). Ce cycle est une magnifique manière de se familiariser avec l’art et la pensée complexe du maître de Bayreuth. 

La première interprétation complète du cycle date de 1862 sous le titre de « Cinq chants pour voix de femme ». Wagner ne dévoilait pas l’identité de l’auteur du poème. Premièrement, il ne mettait jamais en musique que des textes qu’il avait lui-même écrits et il laissa plâner le doute sur le fait qu’il en ait été l’auteur. Deuxièmement, il ne valait pas la peine de déclencher une catastrophe conjugale chez les Wesendonck à cause du côté explicite  de certains textes. 

Deux versions discographiques me touchent particulièrement : La première est celle enregistrée poue EMI en 1962 à Londres par Christa Ludwig et l’Orchestre Philharmonia dirigé par Otto Klemperer reparu récemment dans la série Grands enregistrements du siècle. On y reconnaît toute la force wagnérienne de la voix chaude et puissante de la géniale Ludwig. Avec une maîtrise de la langue et une rhétorique parfaite, elle articule chaque phrase avec toute l’aisance nécessaire à l’épanouissement de cette musique. Le légendaire Otto Klemperer, qu’on accuse parfois de lenteur excessive, montre ici un équilibre parfait entre les pupitres de l’orchestre, le tempo et le fondu avec la voix de mezzo de Christa Ludwig.


 

Wagner, Wesendonck, Ludwig Klemperer
 


 

Pourtant, si mon admiration pour Christa Ludwig n’a pas d’équivalent chez Wagner et Mahler, l’enregistrement de la soprano Cheryl Studer avec l’Orchestre de Dresde dirigé par Giuseppe Sinopoli paru depuis une bonne dizaine d’années chez DGG me touche encore plus. Sans doute la technique vocale et la diction de Studer est-elle moins bonne que chez Ludwig. En revanche, j’y ressens toute l’émotion du temps, des longues notes qui se dématérialisent. Sinopoli, le musicien psychologue (c’était de fait sa formation) offre une vision orchestrale profonde qui me remue particulièrement. Il sait nommer Tristan et Wotan, évoquer le vaisseau fantôme et faire deviner Parsifal en une vision synthétique de tout l’art Wagnérien.


 

Wagner, Wesendonck, Studer Sinopoli
 


 

Je me réjouis de découvrir ce que les invités de Jean-Pierre Rousseau feront sortir du lot. Une version ancienne (K. Flagstad et M. Mödl), une classique (C. Ludwig et R. Crespin) ou une moderne (J. Norman et C. Studer) ou peut-être encore une autre. Le directeur général de l’OPL a plus d’un tour dans son sac pour sortir une version aussi géniale qu’inattendue… !