Zhu Xiao-Mei

 

« Je médite Lao-Tseu, commence à le comprendre et perçois combien il sait mieux que quiconque exprimer le caractère essentiel du vide, notamment dans ce passage que je lis sans cesse : 

Trente rayons convergent au moyeu

Mais c’est le vide médian

Qui fait marcher le char.

 

On façonne l’argile pour en faire des vases,

Mais c’est du vide interne

Que dépend leur usage.

 

Une maison est percée de portes et de fenêtres,

C’est encore le vide

Qui permet l’habitat.

 

L’Etre donne des possibilités,

C’est par le non-être qu’on les utilise.

 

Peu à peu, sans que je m’en rende compte, j’applique cette méthode à toutes les œuvres que je travaille ou retravaille. Mes journées sont désormais rythmées par deux grands moments de bonheur. Le premier est ma méditation quotidienne. Le second est ce qu’il faut bien convenir d’appeler ma méditation au piano. Le travail, et même le travail sans but, est une des plus grandes vertus de la philosophie chinoise. Et c’est exactement ce que je cherche à faire au piano : travailler, travailler sans cesse, sans autre but que la recherche de la vérité en musique ». (Zhu Xiao-Mei, La Rivière et son secret, Des camps de Mao à Jean-Sébastien Bach, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 243)


 

Zhu Xiao-Mei Livre


 

La pianiste chinoise installée en France Zhu Xiao-Mei a un parcours que beaucoup d’artistes de sa génération connaissent bien : celui de la Révolution culturelle orchestrée par Mao. Comme beaucoup de ses condisciples, elle fut séduite par les idées du dictateur qui prétendait recentrer la vie chinoise sur les valeurs essentielles du peuple. En dénonçant le système bourgeois de l’occident, Mao et ses sbires installèrent en Chine un régime politique communiste extrême qui non seulement détruisit tout ce qui rappelait de près ou de loin l’influence européenne, mais fit, à travers le pays, des millions de morts par torture physique ou morale (de nombreux intellectuels furent conduits à la seule échappatoire : le suicide). 

Ce terrible régime affama le peuple et le plongea dans une terrible misère. Les artistes, comme toujours dans ces conditions (voir l’exemple de l’URSS), en furent les premières victimes. Dans les conservatoires de musique, on cessa d’enseigner l’art d’occident, on brûla les partitions, on amena les élèves, parfois très jeunes, à faire leur autocritique et à dénoncer tous les écarts de conduite de leurs condisciples ou des membres de leur famille, bref on priva ces êtres humains de leurs passions, de leur passé et de leur avenir. Pour rééduquer la jeunesse, on les conduisit dans des camps de travail. Là, dans des conditions inhumaines que seule la notion d’esclavage peut illustrer, ils travaillaient quinze heures par jour dans les champs, les chantiers ou les mines. Epuisés, ils se vidaient de leur substance créatrice et humaine pour devenir des exécutants dociles et soumis. Les endoctrinements tirés du Petit Livre Rouge complétaient leur journée et tous finissaient par avoir le sentiment d’œuvrer pour une juste cause, celle de la Chine populaire.


 

Zhu Xiao-Mei Mao


 

C’est ce monde là qui continue de hanter Zhu Xiao-Mei qui, un jour, a pu quitter la Chine et se rendre aux Etats-Unis où elle découvre un tout autre monde. Plus riche, certes, plus diversifié, mais plus égoïste et excluant les moins performants. Ses seuls compagnons, hors quelques artistes locaux ouverts à la tolérance, furent les pianos qu’elle rencontra. Elle avait fui la Chine après avoir pris conscience de la vacuité du régime et de la destruction qu’il opérait sur les êtres. L’occident était pour elle comme le synonyme de la liberté, mais elle ne savait pas qu’un vécu tel que le sien la rendait incapable de se débattre dans la jungle de cette sacro sainte liberté. 

Sa première étape fut donc de retravailler la musique. Forte de ses réflexions secrètes, sa volonté est extraordinaire. Sa manière d’aborder les chef-d’œuvres de la musique européenne est imprégnée non pas d’une science musicale à toute épreuve, mais à un profond ressenti des drames et des joies qui s’y déroulent. 

Je ne vous raconterai évidemment pas son livre. Il mérite d’être lu par le plus grand nombre. C’est tout son parcours qui y défile, depuis son enfance en Chine dans une famille d’origine bourgeoise déchue jusqu’aujourd’hui, où, enfin, elle peut exprimer en public et en studio d’enregistrement sa vision très humaine de la musique. Pour la pianiste, la musique a été salvatrice.


 

Zhu Xiao-Mei
 


 

Ce témoignage est la preuve, s’il en fallait encore une, que l’art peut, dans certains cas, être universel. Interpréter la pensée d’un artiste est de l’ordre du vécu. Je dis souvent à mes auditeurs que celui qui ne vit pas ne peut pas vibrer aux propos de l’art. Il est l’expérience de la vie et nous le rattachons à notre vécu. Plus celui-ci est riche, plus la variété de nos émotions est large. Quand l’homme parvient à mettre en relation sa propre existence et son expérience avec celles des compositeurs, l’interprétation devient le langage ultime. Plus forte que les paroles les plus fortes ou les témoignages écrits les plus sincères, la musique permet la transmission de l’âme. Zhu Xiao-Mei est une superbe musicienne non pas parce qu’elle joue mieux qu’un autre, mais parce qu’elle relie le discours des compositeurs à son propre vécu.


 

Zhu Xiao-Mei Variations Goldberg


 

Je suis très sensible à ce genre d’interprétation lorsqu’elle est sincère et vécue, lorsqu’elle transmet la vérité de l’être. Mais nous devons faire un pas vers cette musique, l’accepter telle qu’elle sort de l’instrument. Ici, les propos musicologiques sont vains et insupportables. La musique est source de l’émotion la plus profonde, elle est le cri de détresse de l’opprimé, l’espoir des jours meilleurs, la joie de la liberté enfin recouvrée et l’expression des pensées, spiritualités et philosophies qui en ont favorisé la réalisation, l’éclosion. Pas étonnant que ce soit chez Bach, dans le Clavier bien tempéré et les Variations Goldberg de Jean Sébastien Bach que Xiao-Mei ait trouvé son salut !