Je ne sais pas si la cause est à chercher dans les conditions climatiques glaciales que nous connaissons ces dernières semaines, mais j’ai écouté beaucoup de musique finlandaise ces derniers temps. J’ai une affection toute particulière, vous le savez, pour Sibelius, mais je ne rechigne pas à écouter les œuvres de Jonas Kokkonen ou de Einojuhani Rautavaara.
C’est de ce dernier que je voudrais vous parler un peu aujourd’hui. Compositeur né à Helsinki le 9 octobre 1928, Rautavaara étudie la musicologie et la composition au Conservatoire jean Sibelius, aux Etats-Unis et en Allemagne à Cologne. D’abord influencé par le néo-classicisme de Stravinsky et de Hindemith, il se tourne ensuite vers la musique des russes, puis de Debussy, Messiaen ainsi que vers la musique atonale d’Alban Berg. Ses techniques très variées passent du chant grégorien au dodécaphonisme en passant par la musique aléatoire et l’usage de bandes magnétiques et d’ordinateurs. Son langage le plus récent laisse percevoir des tournures et propos post-romantiques qui rendent sa musique parmi les plus accessibles des compositeurs d’aujourd’hui. Sa production est immense et l’homme est honoré dans le monde entier. Il est indéniable qu’il constitue, par de nombreux aspects de son œuvre, une prolongation de l’art de son maître Sibelius.
E. Rautavaara
Ses huit symphonies, dont la composition s’étale entre 1956 et 1999, constituent une partie essentielle de l’art finlandais du XXème siècle. La septième symphonie, datée de 1994 et résultat d’une commande de l’orchestre symphonique de Bloomington (Indiana) est surnommée « Angel of Light » (Ange de lumière). Sous plusieurs aspects, elle s’apparente à sa grande cousine, la septième de Sibelius. Pourtant, la démarche de Rautavaara n’y fait allusion que de manière discrète et subtile. Comme le souligne le compositeur, les œuvres qui portent le terme « Ange » dans leur titre n’ont rien à voir avec l’image pieuse enfantine qui nourrit un imaginaire naïf. Il s’agit bien plus d’une notion archétypale issue directement des propos du poète Rainer Maria Rilke (1875-1926) dans ses « Elégies de Duino ». Ce dernier considérait la démarche artistique comme une activité spirituelle et salvatrice capable de transcender l’angoisse de la mort. Paul Cézanne déclenche en lui une rénovation du lyrisme, une plasticité des vers qu’il sculpte tel un artiste de la matière. Ses fameuses élégies chantent l’unité de la vie et de la mort où cette dernière est perçue comme une métamorphose de la vie en une expérience cosmique remplie d’images brutales ou étranges. Les « Anges » font partie de ces visions. Ils ne sont pas rassurants, ils ne sont pas hostiles non plus.
Rainer Maria Rilke
En fait, les anges représentent pour le compositeur un fond commun à l’humanité. Il reprend en ce sens une des notions fondamentales de Jung : « L’artiste n’est pas une personne dotée d’une volonté libre qui cherche ses propres fins, mais quelqu’un qui permet à l’art de réaliser ses buts grâce à lui ». En Finlande, pays des symboles par le Kalevala, des métaphores puissantes, de la langue transitoire (voir article consacré à Sibelius) et des archétypes révérés, Rautavaara pense que la musique peut remuer en nous les modèles idéaux qui composent notre fond. Déjà depuis Platon, les idées représentent le modèle de tout, le fondement des choses, mais ce n’est qu’en 1912 que Jung, ce disciple dissident de Freud, généralisa l’usage du terme « archétype ». Pour lui, les inconscients individuels s’enracinent dans un inconscient collectif commun qui renferme les symboles premiers de l’homme, ses modèles de comportement.
C. Jung
Au sens large, l’archétype est l’image primordiale, l’image mère, celle qui alimente les images personnelles et qui les nourrit. Ce sont des images archaïques qui sont alors exploitées par les mythologies et les religions. Elles effleurent également dans les contes et les épopées nationales. Pour Rautavaara, par le truchement de Jung, l’artiste est donc le catalyseur de ces archétypes qui ressurgissent dans l’œuvre qu’il le veuille ou non. L’ange est donc perçu non pas comme un programme lié à la symphonie, mais comme un parcours existentiel à travers l’œuvre sur la base d’une pensée primordiale que le compositeur associe au
mantra de l’hindouisme et du bouddhisme (mantra : mot sanskrit : instrument de la pensée. C’est une syllabe ou une phrase sacrée dotée d’un pouvoir spirituel. (Larousse)).
Le calme premier mouvement adopte le style épique typiquement nordique. Immobilité et harmonies transitoires s’y côtoient laissant percer à deux reprises un grand thème, l’hymne, dans un crescendo gigantesque. Ses apparitions sont cependant interrompues avant qu’il ne puisse s’affirmer dans sa totalité. Dans sa suite, on découvre des rythmes de plus en plus variés et diversifiés et des mélodies lyriques d’abord, runiques ensuite qui s’inspirent des éléments du grand thème. C’est comme si le temps n’avait pas encore commencé, mais que se tenaient en réserve tous les éléments constitutifs du monde dans un bouillonnement que les physiciens appelleraient « quantique » .
Ce matériau de base ouvre la voie à un deuxième mouvement plus violent qui semble exploser en tous sens. Sorte d’irruption du temps, de Big Bang sonore, le matériau explose littéralement et les textures instrumentales et harmoniques perdent leur stabilité. A la fin du mouvement, on entend une variation de l’hymne jouée par le vibraphone et la harpe tandis que les trompettes semblent vouloir juguler le retour du thème par des interventions féroces.
Le troisième mouvement, nommé « Come un sogno » (comme un rêve) retrouve un tempo lent et contemplatif, presque celui d’une berceuse. L’hymne revient, l’orchestration se densifie à nouveau, mais, cette fois, ne vient pas contrarier son déroulement. Il peut gagner du terrain et introduire le final.
Dans une expansion continue, le quatrième mouvement reprend l’hymne aux cuivres (on dirait parfois le grand thème de la fin de la septième de Sibelius). Il prend des allures de choral et s’élève irrésistiblement vers la lumière. Les bois, puis les cordes le portent lentement au sommet par un flux continu de sextolets. Le temps se dissipe, le thème s’étire et sonne librement dans les hauteurs inaccessibles de l’espace. La lumière est atteinte, le temps semble ne plus exister, les angoisses sont dissipées. L’œuvre se termine ailleurs, dans une dissolution totale, dans un pianissimo saisissant qui touche au silence éternel.
La septième de Rautavaara impressionne par son côté homogène, par une orchestration efficace et par une forme évolutive proche de nos conceptions de l’univers. Elle semble refléter l’expansion éternelle de notre univers et, par le truchement de l’hymne (élément archétypal s’il en est), proposer une vision lumineuse de notre monde. La tragédie de l’œuvre s’opère dans le deuxième mouvement puis, graduellement, les éléments se séparent, s’éloignent éternellement dans la lumière universelle. Proche de la pensée orientale qui aboutit au vide apaisant, l’œuvre nous offre une vision remarquable de l’alliance entre les sciences, la philosophie, les racines inconscientes de l’homme et la musique. Une œuvre à découvrir absolument.
Parmi les quelques versions discographiques disponibles, je préfère la version de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki dirigé par Leif Segerstam (ONDINE) qui colore cette musique grâce à la perception remarquable des harmonies transitoires, par un phrasé souple et lyrique et des masses orchestrales d’une rare homogénéité. On entend là toute l’expérience de la musique de Sibelius dans ce qu’elle a de plus original.
Monsieur ONKELINX
je suis vraiment ravi que vous continuez.
j’ai un réel plaisir à lire vos articles.
surtout n’arrêtez pas.