Les « Quilles »

 

Magnifique soirée hier soir à Nivelles. Je commentais le concert consacré au Trio « des Quilles » K. 498 pour clarinette alto et piano. Jean-Luc Votano, génial, comme d’habitude à la clarinette, Anne Leonardo à l’alto et Stéphanie Salmin au piano sont parvenus à la juste émotion d’une œuvre certes un peu négligée par la discographie, mais d’une rayonnante beauté. Le public ne s’y est pas trompé. Devant une salle bien remplie, les musiciens ont recueilli un formidable succès bien mérité.


 

Nivelles Mozart


 

Il faut dire que Mozart a de quoi séduire. Le trio en question résulte sans doute d’une anecdote amusante. Après les fatigues et les tourments liés à la création des Noces de Figaro à Vienne en mai 1786 (l’œuvre avait rencontré un tel succès à Prague que Vienne devait la représenter aussi…), Mozart se trouve dans une situation financière difficile. Il est déjà bien usé par l’existence et on se demande bien comment il aurait pu survivre sans quelques amis fidèles et souvent frères maçons. Le clarinettiste Anton Stadler (pour qui il composera le fameux concerto et le quintette) et la famille Jacquin sont de ceux-ci. Il passe d’ailleurs quelques jours dans la propriété de ces derniers en août de la même année et là, il compose en un jour ce trio « Kegelstatt » pendant une partie de quilles. L’œuvre est aussitôt jouée chez les Jacquin avec la fille de la famille au piano, Mozart lui-même, comme à son habitude, à l’alto et Anton Stadler à la clarinette. Quand on connaît la puissance du cerveau du compositeur, on ne s’étonne qu’à moitié de la vitesse de composition.


 

Quilles


 

L’œuvre est détendue, bucolique, tendre. Si quelques ombres la traversent, c’est plus pour animer un discours sinon trop lisse que pour intégrer sa propre tragédie à la musique de l’été. La forme tient tout autant du divertimento que de la sonate. Trois mouvements aux tempi relativement proches laissent chanter librement la musique.


 

Mozart Quilles 1


 

Renonçant à l’éclat du traditionnel premier mouvement, Mozart nous offre ici un Andante plein de charme construit sur un ornement, le gruppetto. Ce dernier irradie toute la partition du premier mouvement. Les deux thèmes traditionnels sont bien présents, mais peu différenciés. Les instruments se renvoie les séquences mélodiques et tout semble chanter comme dans un grand trio d’opéra. Chez Mozart, le chant n’est jamais bien loin. Il ne faudrait cependant pas croire que l’œuvre est banale. Sa tonalité de mi bémol majeur et l’usage de la clarinette évoque clairement les symboles de la franc-maçonnerie. Du reste, la clarinette chante merveilleusement et distille une lumière de tous les instants, comme il se doit dans le cadre d’une pensée philosophique si précise. L’alto, tenu par Mozart, est celui qui contient les ombres. Quant au piano, il accompagne, mais reprend aussi à son compte les thèmes les plus lumineux. Seul le développement central crée un climat plus nuageux et fait monter la pression dramatique. Pas suffisamment cependant pour gâcher le sentiment de plénitude qui envahit l’auditeur au retour des thèmes au cours de la réexposition.

 

Le deuxième mouvement est un menuet un peu plus agité. Basé sur des formules tout droit tirées de l’esthétique Sturm und Drang, il propose d’emblée un motif fatidique de quatre notes au piano. On n’y prend pas vraiment garde au début tant la sonorité de l’ensemble laisse percer la lumière. Ce n’est que lorsque le trio apparaît que les choses se corsent. La sombre tonalité de sol mineur, le motif plaintif de la clarinette (en fait, une variante du motif fatidique du début) et le chromatisme plus affirmé de l’écriture témoignent d’un ciel soudain orageux. Mais en été, tout est possible, l’orage n’éclate pas vraiment. Dans de courtes périodes imitatives, Mozart nous montre que le langage de Bach a bien été assimilé (depuis 1781, d’ailleurs).


 

Mozart Quilles 2


 

Le final est un rondo très séduisant qui respire la joie de vivre et dissipe les brumes du trio précédent. Les quelques inflexions nostalgiques semblent nous dire que ce n’est que temporaire que bientôt, il faudra retourner à la vie quotidienne. Les mélodies (deux refrains très proches l’un de l’autre) s’entrelacent comme dans un ensemble d’opéra, les transitions du piano évoquent les sonates les plus détendues. Seul un épisode en ut mineur (premier couplet) ramène la menace. L’alto déploie une mélodie sombre et inattendue que la clarinette se borne à accompagner dans son registre grave. En la reprenant enfin à son compte, elle la métamorphose en une douce lumière. Le deuxième couplet rassemble les instruments qui chantent parallèlement un chant tendre et doux. La pièce se termine la tonalité claire, presque héroïque d’un mi bémol majeur reconquis.


 

Mozart Quilles 3


 

Ce moment de bonheur que Mozart a partagé avec ses amis, les musiciens nous l’ont fait partager avec cette générosité qui est indispensable à la transmission d’une telle musique. Bravo à tous.