Quintette « orchestral »

 

Après les valses et danses viennoises, tantôt fines et délicates dans leur simplicité (celles de Schubert, si rarement jouées et augmentées bien à propos des superbes valses nobles et sentimentales de Ravel nettement moins simples d’ailleurs), tantôt traitées de manière virtuose repoussant toujours plus loin les limites de la technique du clavier, après récital de Philippe Cassard plein de musicalité et de finesse, place aujourd’hui à l’OPL à une musique d’une rare profondeur. Figurant sans doute parmi les œuvres les plus émouvantes de tout le répertoire, le premier sextuor de Johannes Brahms et surtout le grand quintette à deux violoncelles en ut majeur D. 956 de Franz Schubert, sans oublier le très beau trio à cordes D. 471 de ce dernier sont au programme de ce soir. Nul doute que l’équipe rassemblée autour du fameux Augustin Dumay (T. Samouil, violon, L. Bertrand et N. Tchitch, alto ainsi que J. Grimm et A. Hermant aux violoncelles) saura nous faire vibrer aux inflexions tragiques du « Wanderer » (Schubert) et à la suavité toujours un peu sombre de Brahms.


 

Augustin Dumay
 


Œuvre grandiose et profonde, le quintette représente la quintessence de l’esprit du dernier Schubert. Composé en 1828, dernière année d’une trop courte vie, il succède à la neuvième symphonie « La grande » et ne sera jamais joué du vivant du compositeur. Un constat s’impose. L’utilisation rare à cette époque de deux violoncelles témoigne d’une aisance symphonique au sein de la musique de chambre de Schubert. L’expérience orchestrale lui offre la possibilité de renoncer aux deux altos que Mozart avait utilisés génialement dans ses quintettes. Il faut dire que la partie des deux violoncelles ne se résume pas à une doublure. C’est comme si le premier était là pour chanter cette voix de l’âme que le compositeur affectionnait tout particulièrement. Il suffit de réécouter les trios avec piano pour remarquer que la tessiture du violoncelle est parfaitement adaptée au chant schubertien. Mais en doublant les violoncelles, il ne se prive donc pas d’une basse particulièrement importante symphoniquement parlant. Oui, le résultat premier est que cette musique dépasse le cadre strict de la musique de chambre. 

Le second point qu’il faut mentionner est, bien sur, la perfection de la forme qui échappe totalement au classicisme auquel de nombreux musicologues veulent encore rattacher Schubert. Le témoignage formel le plus évident repose sur la volonté désormais affirmée du compositeur de dompter la forme musicale au risque de l’amplifier, de la teinter de thèmes secondaires et de développements inouïs. Tout cela serait forcément bien cérébral si cette perfection des phrases, des structures et des timbres n’était pas au service de l’émotion la plus grande. Jamais sans doute Schubert n’aura été aussi près d’une parfaite synthèse de son propos musical. 

Ce propos, on le connaît. Je l’ai déjà abordé de nombreuses fois au sein de ce Blog. Observez cependant (avec les oreilles) cette conception du temps peu basée dans les deux premiers mouvements sur la dynamique. Il se produit une impression d’élévation, comme si on pouvait regarder un paysage immobile et plein de cette dramaturgie de l’errance si propre au compositeur viennois. Laissez-vous emporter par ces harmonies inattendues, ces bifurcations tellement graves qu’elles plongent cet éternel « Wanderer » dans l’immuable doute du chemin à suivre. Repérez à la fois ces chants, issus directement du monde du Lied, de la poésie si désespérée que le compositeur a mis plus de six cent fois en musique. Mais repérez encore ses instants de rage certes éphémères chez l’homme abattu (comme au centre du deuxième mouvement, par exemple) et pourtant si bouleversants.


 

Schubertiade, Schubert au piano
 Schubertiade avec Schubert au piano


Ce qui frappe chez Schubert, c’est aussi cette absence de temps qui ne se déroule qu’une fois adoptée une attitude toute intérieure. Le monde de nos pensées ne nous fait pas sentir le temps objectif, mais un sentiment de suspension que Schubert (le début de l’œuvre, par exemple), comme plus tard Bruckner, excelle à reproduire. Au cœur de la sonate, le scherzo, souvent mal considéré par les interprètes (allez savoir pourquoi…), revient à la danse. Non pas la valse viennoise, mais le Ländler des campagnes, un peu rustre, mais révélateur du refuge que Schubert veut trouver dans la pratique de la Hausmusik (musique à la maison) qu’il pratiquait dans son enfance. Les fameuses schubertiades n’en sont-elles d’ailleurs pas la reproduction plus sophistiquée au sein de Vienne, la grande ville ? Ne constitue-t-elle pas aussi une manière de fuir une réalité grave et tragique ? Je suis toujours très ému lorsque ce Schubert se réfugie ainsi dans le passé, dans un « jadis » où tout semblait meilleur. Alors, dans ces conditions, comment pourrait-on considérer que le final est une percée vers la lumière. Certes, il est plus vif, plus virtuose, mais il déploie encore, même au sein des refrains les plus enjoués, l’ombre de la mort et de l’angoisse qui me fait toujours penser à la danse macabre. 

Mais je m’arrête ici. On pourrait encore évoquer longuement une telle œuvre, mais chez Schubert, on en dit parfois trop … et toujours pas assez ! La raison réside à mon sens dans la manière toute individuelle que chacun vit cette musique. C’est d’ailleurs bien là une des richesses de la musique romantique, celle de s’adresser à chacun d’entre nous avec une force émotionnelle que les mots sont faibles à traduire. Assurément, le quintette est de ces œuvres là, plus fort que tout. 

Alors, pour préparer le concert ou le garder en souvenir, voici un des cd’s qui a le plus tourné sur mes lecteurs. Le Quatuor Alban Berg renforcé par Heinrich Schiff au violoncelle n’a pas besoin de moi pour asseoir sa réputation. Version légendaire, elle trouve tout simplement l’équilibre parfait entre style symphonique et musique de chambre. Viennoise par excellence, cette version sait faire vibrer les moindres sons de Schubert et en révéler les expressions. On lui reproche parfois un aspect un peu rugueux, mais franchement, adoucir cette musique, c’est aussi la détourner de son vrai but, le désespoir de l’errance.


Schubert, Quintette, H. Schiff, Alban Berg Quartet