Universalité ?

 

Les propos tenus par le président iranien à l’ONU la semaine dernière a provoqué un tollé dans l’opinion publique. C’est évidemment à juste titre que nous condamnons des propos intolérablement haineux face à Israël  et au monde et une insulte aux droits les plus élémentaires de l’homme. Je suis le premier à plaider pour la tolérance et l’égalité de chacun sur notre basse terre, mais, bien souvent, nous sommes aussi aveuglés par le rôle de régulateur de la planète que nous nous sommes octroyé et l’exemple de démocratie que nous voulons promouvoir. 

Ne me comprenez pas mal, il ne s’agit nullement de défendre des propos insupportables et intolérants, mais nous croyons que notre modèle de vie est universel. Nous voulons l’imposer aux autres. Cette remarque demande un petit développement. L’Occident, dans sa forme européocentrique, a entamé par le passé la conquête des continents. Sous le prétexte d’évangéliser les peuples et de les « sauver », on leur a imposé une culture qui n’était pas la leur. On a oppressé des populations entières avec ce que cela comporte de crimes en tous genres. En fin de compte, nous avons pillé et asservi des territoires entiers et leurs populations à notre profit. Sous le couvert de l’universalité de l’être humain, nous avons répandus nos principes à travers le monde. Je ne dis pas qu’il n’y a pas une part de bonne foi dans la démarche, mais avouons tout de même qu’elle était (et est encore dans une large mesure) fortement intéressée.


 

colonisation


 

La suite, nous la connaissons. Lorsque les peuples oppressés se sont mis à revendiquer leur autonomie et leur indépendance, un sentiment de rejet face à l’Occident érigé en ennemi diabolique s’est développé de manière violente. Cette réaction a permis à des chefs religieux extrémistes aux propos violents et démagogiques de prendre le pouvoir au nom d’un retour à la culture authentique. Les occidentaux ont été chassés et conspués. Des barrières insurmontables semblent maintenant séparer les occidentaux du reste du monde. 

Mais ce que nous n’avons pas compris, c’est qu’en nous instaurant détenteurs de l’universalité, nous avons cru que notre culture était elle aussi universelle. Nous avons en fait confondu plusieurs notions pourtant essentielles psychologiquement. La première est celle de l’archétype. Tous les hommes, qu’ils soient de n’importe quelle région du monde, sont habités par des valeurs identiques. On peut affirmer sans risque de se tromper que chaque individu ressent la joie, la douleur, la souffrance, l’amour, la peine, la fraternité et bien d’autres archétypes encore. S’il s’agit là du fond commun de l’être humain, les symboles qui manifestent ces archétypes sont, à l’inverse, culturels et donc par essence, différents dans chaque civilisation (même si des parallèles peuvent se tisser dans certains cas). Ils sont le résultat d’un long parcours culturel, linguistique, philosophique et spirituel, en bref de l’histoire des peuples. Imposer nos symboles en croyant que chacun pourra s’y épanouir est donc un leurre. 

Si nous pensons à la musique et que nous croyons que le monde entier doit être sensible à Mozart, nous nous trompons lourdement. Malgré les théories très controversées qui prétendent à l’universalité du « divin » Wolfgang, il faut bien reconnaître qu’il est de peu d’utilité expressive pour les peuples épargnés par la culture européenne et dont les symboles sont tout différents. Certains me rétorqueront sans doute qu’on voit des asiatiques jouer la musique occidentale aussi bien et mieux, même, que nos musiciens. Il ne faut pas oublier que les ressortissants de ces pays sont souvent le résultat de familles acculturées de longue date et dont la culture européenne est devenue le principal repère. De plus, ces musiciens ont souvent travaillé en Occident pendant leurs études. Notre culture est désormais la leur (pensons à l’extraordinaire travail de l’orchestre baroque de Maasaki Suzuki et de son Bach Collegium Japan qui édite pour le label BIS une intégrale géniale de la musique religieuse de Bach !). Mais cette réussite n’a rien à voir avec l’éventuelle universalité de la musique de Bach. 

C’est vrai qu’il est possible d’apprendre à ressentir notre culture, comme nous pouvons le faire des cultures étrangères. Nous serions d’ailleurs bien inspirés de chercher à comprendre les arts chinois, arabes ou africains qui fonctionnent, comme nous, grâce à l’apport des hommes durant des générations. Mais attention, cet apprentissage est un vrai travail qui ne correspond pas toujours avec notre manière exotique de fonctionner. On dit qu’on aime la Raga hindou ou la musique chinoise et c’est sans doute vrai, mais sommes-nous capables de les comprendre sans entrer dans les cultures qui les ont vu naître ? On a déjà toutes les peines du monde à comprendre la musique de nos compositeurs européens…alors les autres… ? Nous ne devons pas confondre séduction exotique et pensée culturelle profonde ! Si nous comparons la difficulté que nous pouvons ressentir face aux cultures du monde, nous devons également concevoir la difficulté pour d’autres d’entrer dans notre patrimoine culturel.


 

universalité 3
 


Et pourtant, nous le savons, l’homme est un animal musical quelle que soit sa localisation et ses origines. Ce sont donc bien les symboles qui sont propres à la culture (formules mélodiques et harmoniques, rythmiques, instrumentales, …). La sensibilité à la musique est universelle, pas la musique elle-même. Ceci montre au moins une chose : que nous avons tort de considérer notre culture comme universelle et que, en conséquence, il ne nous appartient pas de juger les autres civilisations et « faire la leçon » aux peuples qui pensent autrement que nous. Car l’exemple de la musique et des arts se transpose aisément aux autres parties de l’activité humaine et ce que la mondialisation est en train de réaliser, c’est une uniformisation de la planète sur laquelle tous les êtres humains vibreront au même diapason. Non seulement c’est impossible, mais c’est très dangereux parce qu’en détruisant des pans entiers des cultures qui font la diversité et la richesse du monde, on risque de provoquer des conflits culturels (ce sont déjà ceux-ci qui percent à travers les nouvelles guerres de religion et d’idées que nous connaissons ces dernières années) et un appauvrissement considérable des peuples. 

Chaque décennie, un nombre important de langues disparaissent en engloutissant des cultures entières qui pourtant étaient le reflet des pensées des hommes. Avec elles, ce sont des manifestations artistiques, des pratiques sociales et politiques, des tournures d’esprit et des idées uniques qui s’envolent à tout jamais. Or, on sait bien qu’une société sans culture est une société morte. J’entendais récemment plaider pour une langue universelle et unique pour toute l’humanité, celle qui favoriserait le dialogue entre les peuples et annihilerait les incompréhensions mutuelles. Grave erreur ! la langue est un élément culturel essentiel qui conditionne la pensée (à moins que ce ne soit l’inverse…). C’est la diversité des langages qui offre tant de richesses culturelles au monde, il faut, au contraire préserver ces particularités, les protéger et les laisser évoluer.


 lang-lang-2

Le fabuleux pianiste Lang lang


 

 

Le problème est que, bien souvent, nos sociétés, animées par une tendance à la facilité et au profit immédiat, nivelle les apprentissages par le bas, cultive l’individualisme et le protectionnisme. Nous voulons ensuite jouer les moralisateurs sous le prétexte d’un modèle démocratique plus avancé que les autres (sujet qui serait l’objet de bien des commentaires). Mais redescendons sur terre et souvenons-nous que nous sommes pour beaucoup dans les rancœurs de nos voisins et que l’universalité d’une culture est impossible. Il leur faudra beaucoup de temps pour atténuer les griefs, justifiés ou non, qu’ils ont contre nous. Il nous faudra beaucoup de patience, plus d’humilité et de respect pour renouer un dialogue vraiment porteur d’espoir. Ne ratons pas l’opportunité d’œuvrer sainement dans le respect et l’intelligente tolérance pour éviter ou, en tous cas, réduire l’impact des propos haineux déversés par d’inconscients psychopathes provocateurs.