Le procédé est connu de longue date. Les compositeurs ont parfois l’habitude de se citer eux-mêmes ou d’emprunter à d’autres des mélodies, thèmes, harmonies ou rythmes caractéristiques. Loin de représenter un plagiat honteux ou un manque d’inspiration flagrant, la citation apporte, à qui veut bien la considérer avec justesse, un éclairage particulièrement important à la compréhension d’une œuvre.
Car il faut bien se dire que les génies de la musique n’ont pas besoin de dépouiller leur œuvre ou celle d’un autre. De l’invention, ils en ont à revendre ! Et si, alors, il s’agissait d’un procédé de rhétorique musicale dont la sémantique était essentielle à notre perception de l’œuvre ? Dans mes fréquents plaidoyers pour l’adoption d’une écoute active, j’insiste régulièrement sur l’importance de la compréhension d’une œuvre et de son contexte. Non pas que je rejette l’écoute spontanée qui, dans de nombreux cas nous permet de découvrir la musique, mais, et à partir du moment où nous voulons assimiler et comprendre ce que la dite musique peut bien signifier pour le compositeur, il nous faut investiguer un minimum. On en ressort bouleversé parfois, plus riche toujours.
Certains procédés sont bien connus et ne figurent pas au rang des mystères. Quand Schubert utilise la mélodie de son lied « La Jeune Fille et la Mort » pour le mouvement lent de son quatorzième quatuor, il transpose non seulement les notes, mais aussi le sens du poème. Personne, je crois, ne viendrait affirmer que la seule motivation de Schubert était de l’ordre du hasard ou du simple souvenir d’une belle mélodie jadis mise en musique. Quand on sait que dans d’innombrables œuvres instrumentales, Schubert utilise le même procédé, on comprend que la démarche fait partie intégrante de son style. Il nous faut donc reprendre le sens de ces textes pour comprendre l’émotion de l’œuvre et, quelques fois, revenir sur les premières impressions que nous avions entrevues dans notre écoute spontanée.
Car, bien sur, l’œuvre d’art, quelle qu’elle soit, comporte, consciemment ou non, une part essentielle de son auteur. Les artistes ont parfois vite fait de dire que les analystes tirent n’importe quoi de leurs œuvres. Ils prétendent qu’ils n’avaient pas pensé à cela ou que l’œuvre ne s’inscrit pas dans le cadre d’une telle vision. Et le plus curieux, c’est que souvent, ils ont raison. Ils n’y ont pas pensé. C’est là qu’intervient cette part délicate de la psychologie de l’art qui trahit la personnalité, la conception du monde et la sensibilité d’un artiste. Le critique ou le musicologue ne doivent jamais en abuser, mais ne peuvent l’ignorer. On ne peut déclarer le sens d’une œuvre qu’avec des certitudes que l’analyse objective doit mettre en évidence. Dans le cas contraire, on s’expose à de graves contresens et à la propagation d’idées irresponsables et peu respectueuses de l’artiste.
Ceci étant dit, il est indéniable que le troisième mouvement de la troisième symphonie de Gustav Mahler soit tiré d’un de ses lieder et que le sens de ce dernier soit absolument nécessaire à la compréhension de cette gigantesque œuvre. Le scherzo est donc basé sur la mélodie que Mahler avait écrite pour le cycle du « Cor merveilleux de l’enfant » intitulé : « La relève en été ». On y dit sur un ton joyeux que le coucou est mort mais que le rossignol, avec son chant merveilleux lui succède. Dans ce mouvement que le compositeur voulait dédier aux animaux des bois dans le cadre de sa grande symphonie de la nature, on est frappé par l’insouciance face la mort du coucou, traitée de manière comique (comme dans la marche funèbre sur Frère Jacques dans la première, le malheur des uns fait le bonheur des autres). Mais en rester là est un peu court. Lorsqu’on continue à écouter le mouvement, on est frappé d’entendre la citation d’un second lied, allusion franche au concours de chant entre le coucou et le rossignol pour la prise de pouvoir dans la forêt. Qui dit concours dit jury (on sait ce que c’est en cette période de Concours Reine Elisabeth). Or le juge désigné pour nommer le meilleur chanteur n’est autre que l’âne, animal à la réputation hasardeuse et qui n’a de musical que ses grandes oreilles. Le juge est donc fallacieux. Comment, dans ces deux citations ne pas voir les traits de l’ironie et le détournement du sens de cette musique légère et gaie en un mou
vement grave et désespéré. Le raffut des forêts et l’organisation défectueuse de sa société n’est rien d’autre qu’une métaphore de la société humaine. Les animaux ont cet attrait du pouvoir, pas de la compétence (on en a des modèles tous les jours dans nos journaux d’informations). Non, le scherzo n’est pas optimiste du tout, même si la musique semble nous bercer gentiment.
On le voit, l’importance de ces citations conditionne le sens de l’œuvre et une écoute uniquement spontanée ne peut pas rendre compte de la vraie finesse de Mahler et, in fine, de son sens. Quand un peu plus loin, dans le mouvement, l’agitation de la forêt se fige aux sons d’un cor de postillon, c’est bien sur le télescopage des deux mondes, celui de l’animal et celui de l’homme. Ce dernier fait alors, indirectement, son apparition dans la symphonie et deviendra l’objet du mouvement suivant. Mais pour l’heure, il est l’élément perturbateur de tout ce petit monde forestier qui semble comprendre le danger de ce prédateur. Relativité des choses, relativité du bonheur, de la mort ? Et toutes ces questions qui nous assaillent : sommes-nous, nous aussi, en présence d’un prédateur. Où est l’image de l’homme ? Dans le chant suivant sur un texte de Nietsche ou déjà dans la suggestion du petit monde des bois ?
Mahler, comme bon nombre d’autres compositeurs, place dans sa musique sa vision du monde et si on n’y prend garde, si notre écoute n’est pas suffisamment active pour aller chercher les informations essentielles, on risque de passer à côté de l’œuvre. Mais n’en est-il pas toujours ainsi dans toutes les activités humaines ? Bien sur que si ! Les discours politiques, les informations d’actualité profitent de l’affect spontané pour diffuser un venin pernicieux. Comment en effet comprendre le fond d’une information sans la resituer dans son contexte ? C’est pourtant comme cela que vivent la plupart des êtres de nos sociétés. Ils s’émeuvent d’un fait précis, sous l’effet du scandale, et se forgent alors leur idée sans chercher à comprendre ce qui a généré le scandale… Allons, soyons plus actifs et ne nous laissons pas prendre par les apparences !