Les chercheurs en neuropsychologie clinique qui travaillent sur le rôle de la musique dans certaines thérapies analysent notre cerveau pour découvrir ses secrets et, avec eux, ceux de la musique. Ce texte d’Amélie Racette, chercheuse canadienne, nous conduit dans des domaines peu connus du grand public, là ou, peut-être, la musique peut aider à récupérer la parole.
« Il nous est tous arrivé d’utiliser la musique pour retenir un texte. Par exemple, nous apprenons plus facilement l’alphabet en le chantant. Ce rôle de la musique ne date pas d’hier. Dans la tradition orale, les chansons ont longtemps été utilisées pour transmettre des histoires d’une génération à l’autre. Ceci soulève cependant certaines questions : comment la musique peut-elle aider à produire la parole ? Pourrait-elle aider les personnes aphasiques à récupérer leur langage ?
Depuis plus de deux siècles, la littérature scientifique fait effectivement mention de personnes aphasiques qui arrivent à chanter correctement les paroles des chansons connues alors que leur production spontanée du langage parlé est déficiente. Dès 1736, Olof Dalin a fait la description d’une personne aphasique qui ne répétait qu’un seul mot, « oui », mais qui, avec de l’aide, arrivait à chanter son hymne national, de même qu’à réciter certaines prières. La question est donc de savoir comment le support de type musical peut permettre la récupération du langage.
Du point de vue neuropsychologique, le traitement du langage est connu pour être fortement latéralisé dans l’hémisphère cérébral dominant, plus souvent gauche. Le traitement de la musique, quant à lui, serait associé à l’hémisphère droit. L’interdépendance entre le langage et la musique est confirmée par le fait que l’un et l’autre peuvent être sélectivement touchés ou préservés chez les patients. Si l’aphasie est l’atteinte spécifique du langage, l’amusie est l’atteinte spécifique de la musique. Les personnes amusiques ne peuvent plus reconnaître des mélodies familières (alors qu’elles peuvent en reconnaître les paroles), discriminer les mélodies ou les chanter alors que leurs facultés verbales sont bien préservées. Donc, si la musique est dissociée du langage dans le cerveau, comment peut-elle lui venir en aide ?
Au départ, un phénomène de plasticité est invoqué : la musique activant plus fortement l’hémisphère droit, celui-ci pourrait prendre en charge le traitement du langage normalement laissé à l’hémisphère cérébral gauche. Récemment, à l’aide de techniques d’imagerie cérébrale, des chercheurs ont effectivement observé que c’est d’abord l’hémisphère droit qui est le plus actif lors de la réadaptation de l’aphasie. Cependant, une récupération optimale ne se fait que par la réactivation de l’hémisphère gauche. Des composantes non verbales, voire musicales, qui relèvent de l’hémisphère gauche pourraient donc être à l’origine de l’effet facilitant.
Qu’en est-il des chansons, un alliage naturel de langage et de musique, deux domaines que l’on sait distincts du point de vue neuropsychologique ? Dans le cas des chansons, certains ont avancé que la musique et le langage pourraient être intégrés sous un même code en mémoire. La musique pourrait alors donner accès à ce code intact qui contient aussi le langage. Ceci expliquerait l’aide que la musique peut apporter à la production de paroles. Par contre, d’autres raisons peuvent venir expliquer cet effet. Par exemple, en ralentissant le débit de la parole, la musique pourrait aider certaines personnes présentant une aphasie d’expression. De plus, le caractère simple et répétitif de la plupart des mélodies de chansons représente une structure qui aide à emmagasiner en mémoire. Ou encore, on pourrait assister à une dissociation automatico-volontaire, chez des personnes aphasiques, entre la production de paroles de chansons connues, qui sont bien ancrées en mémoire, et la production spontanée, généralement plus problématique.
Il existe donc de bonnes raisons de croire que la musiquer puisse améliorer la production de paroles chez certains patients. Des thérapies orthophoniques se sont d’ailleurs inspirées de ce principe pour la réadaptation des malades.
La thérapie d’intonation mélodique et rythmée, qui en est la représentante principale, met l’emphase sur un patron exagéré et simplifié, progressivement diminué, du rythme, de la prosodie et des accents pour les phrases travaillées avec les thérapeutes. Il en résulte une sorte de mélodie rythmée à deux tons. Cependant, cette technique ne semble obtenir de résultats positifs que chez certaines personnes aphasiques répondant à des critères stricts comme avoir une capacité d’autocritique, une bonne motivation ainsi qu’un discours sévèrement atteint (afin qu’une amélioration soit possible) et stéréotypée avec difficulté de répétition, caractéristiques des aphasiques de Broca (aire de Broca, zone du cerveau, siège du langage, du nom du médecin français Paul Broca qui l’a découverte en 1861).
Même si la parole chantée a acquis une bonne réputation, l’effet facilitant de la musique sur le langage est encore peu connu parce que peu étudié. Pour l’instant, la recherche n’a pu démontrer que les personnes aphasiques produisent plus de mots lorsqu’elles chantent que lorsqu’elles parlent. Des études empiriques sont donc nécessaires pour valider et expliquer ce phénomène. En plus de faire avancer les connaissances sur la place de la musique et du langage dans le cerveau, ces études possèdent un intérêt clinique : elles permettront de vérifier s’il y a de véritables raisons de penser que des personnes aphasiques vont améliorer leur production du langage par la musique ».