Temps pulvérisé !

 

 

Il y a des semaines très chargées. Le mois de novembre représente la pleine saison des conférences et des concerts. Même le week-end est envahi par des activités professionnelles. Alors, vous le comprendrez, je n’ai pas vraiment le temps de m’attarder aujourd’hui. C’est un peu comme si le temps se compressait et que l’horloge tournait plus vite que de coutume. En ce lundi matin, il me faut préparer les conférences, les cours et le concert à l’U3A de cette semaine. Ah, mais je me souviens, j’avais écrit un article, il y a bien longtemps déjà, sur la réflexion sur le temps que nous propose Dali avec ses montres molles ! Il tombe à pic, celui-là car c’est vrai, cette semaine, j’ai bien l’impression que le temps va être pulvérisé. Allez, je vous le ressers aujourd’hui. Il y a plus d’un an et demi qu’il est paru et dans la masse des billets, il pourrait bien avoir échappé à plus d’un fidèle lecteur.

 

« Cela se passa un soir de fatigue. J’avais une migraine, malaise extrêmement rare chez moi… Nous avions terminé notre dîner avec un excellent camembert et, lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le « super-mou » de ce fromage coulant. Je me levai et me rendis dans mon atelier pour donner, selon mon habitude, un dernier coup d’œil à mon travail. Le tableau que j’étais en train de peindre représentait un paysage des environs de Port Lligat dont les rochers semblaient éclairés par une lumière transparente de fin de jour. Au premier plan, j’avais esquissé un olivier coupé et sans feuilles. Ce paysage devait servir de toile de fond à quelque idée, mais laquelle ? Il me fallait une image surprenante et je n’en trouvais pas. J’allais éteindre la lumière et sortir, lorsque je « vis » littéralement la solution : deux montres molles dont l’une pendrait lamentablement à la branche de l’olivier » Salvador Dali


 

S. Dali, Persistance de la mémoire (1931)
 


 

Finalement, ce ne sont pas deux, mais trois montres molles qui décorent le paysage désert proche de la maison de pécheur que Dali et son épouse avaient acquise en Catalogne. L’œuvre, réalisée en 1931 et exposée au Musée d’art moderne de New York, figure certainement parmi les plus connues de l’artiste et porte le titre singulier de « Persistance de la mémoire ». Au-delà de l’anecdote bien mystérieuse concédée par le peintre, l’image ne cesse de nous interpeller dans notre rapport au temps. Sans prétention historique et scientifique, je vous livre quelques réflexions qui se présentent à moi chaque fois que je l’observe.

 

Tout s’est arrêté. Il y a longtemps que l’homme n’a plus foulé du pied le sable de la plage. D’ailleurs, le calme irréel de la mer, du ciel et de la scène dans sa globalité suppose l’absence de l’homme. Pourtant, il fut un jour où il fréquentait les lieux. Les montres, outil humain s’il en est, l’indiquent. A y regarder de plus près, l’image nous montre une grande désolation, un calme après la bataille, le témoignage du passé semble n’intéresser que les insectes, mouche et fourmis. La falaise lointaine ne souligne aucune vie si ce n’est cette présence minérale d’une immobilité presque insolente. La mer est un miroir du ciel que ne vient contrarier aucune marée. L’olivier a perdu depuis longtemps ses feuilles et ses fruits.

 

Justement, en voilà un fruit singulier ! Une montre molle pend « lamentablement », selon les mots du peintre, à la dernière branche improbable d’un olivier. Avec elle, la symbolique mortifère fait son œuvre. La montre pend, molle comme un camembert, le mouvement de ses aiguilles s’est figé et le temps n’est plus. La montre et ce qui reste d’un temps jadis mesuré, prévisible et mémorable sont en train de se dissoudre en un sirop bientôt liquéfié. Décomposition de notre horloge interne qui, une fois arrêtée, retourne à la terre ? Métaphore de la mort, de la vacuité de l’existence ?


 

Dali
 


 

Les insectes font leur œuvre. La mouche se penche sur le cadavre, les fourmis grouillent sur un corps encore ferme…le triangle formé par les montres ne laisse supposer qu’une sombre perspective, un sable noir et aride ou ne persiste aucune trace de vie. Le réalisme de la représentation, la force des volumes, la vérité de la mollesse et l’absence de tout repère rendent la scène presque insupportable.

 

Et pourtant…à l’avant plan, une montre glisse lentement sur un corps étrange. Presque translucide, il évoque un hypothétique animal marin échoué loin sur la plage. On passerait des heures à l’observer, avec un peu de gêne cependant. Notre regard n’ose le fixer trop longtemps. Horrible et non identifiable, cette chose déclenche notre imagination. On remarque vite une paupière fermée et prolongée de longs cils, une bouche ou un bec entrouvert, des membres peu ou pas encore formés…et s’il s’agissait d’un embryon ? Mort-né ou à naître ? Encore l’expression de la mort et du destin ou espérance d’un renouveau par une nouvelle naissance ? Dali prétendait se souvenir de l’état fœtal précédant sa naissance… ! …Autoportrait ingrat ? Mais alors, pourquoi une montre molle lui sert-elle d’édredon ?

 

Les montres ne sont pas le temps. Elles ne l’ont jamais été. Simple artifice pour que l’homme prenne conscience du passé, du présent et du futur, elle sont son invention. Toutes les horloges du monde auraient beau cesser définitivement leur mouvement que le temps continuerait de couler imperturbablement. Pourtant, les sociétés humaines prennent soin de compiler inlassablement les données temporelles de l’individu. L’état civil mentionne la date et l’heure de notre naissance ainsi que celle de notre mort. En délimitant ainsi un segment de temps forcément mortifère, l’horloge installe la tragédie humaine et, avec elle, la peur et l’angoisse. La dissolution des montres, vue sous cet angle, nous libère des échéances, nous affranchit de l’heure et nous donne l’illusion de l’éternité. Et si l’œuvre était moins sombre que mes premières impressions ? Et si, par l’abolition du symbole de notre esclavage au temps, Dali laissait entrevoir un autre monde ?

 

Titre étrange que celui de cette toile ! « Persistance de la mémoire »…L’association des deux mots a de quoi intriguer. La notion de persistance fait justement appel au temps qui dure, qui s’écoule. Une sorte de présent continu qui ne peut pas exister dans notre mode de représentation qui pratique plus la transmission que la persistance. Par contre, la notion d’espace admet la persistance. Je me souviens souvent de cette tirade de Gürnemanz dans Parsifal de Wagner : « Ici, mon fils, le temps devient espace ». La conséquence est simple. Dans l’espace infini, le temps est aboli et la persistance est éternelle. Tiens, c’est ce qui semble arriver aux montres de Dali. Elles cessent leur mouvement temporel pour se répandre dans l’espace. Leur mollesse les libère du temps et les répand dans l’espace…un brin de philosophie orientale ? Sacré Dali !


 


 

La mémoire…autre mot du titre, fait appel à la fois au présent et au passé. Les événements qui habitent notre mémoire sont tous passés, mais on ne peut s’en souvenir que dans le présent. Mais de quoi peut-on se souvenir ? De l’heure qu’il était pardi ! Chaque montre indique une heure différente. Elles ne se sont pas arrêtées en même temps (ou alors, elles indiquaient les heures de fuseaux horaires différents, ce qui nous ramène à la notion d’espace). L’heure de l’embryon n’est pas la même que celle de l’olivier ni de celle de l’étrange pierre tombale qui le supporte. Allusion aux âges de la vie ? Seule la montre au couvercle fermé ne se déforme pas (encore) et n’indique pas l’heure non plus. Couverte de fourmis, symbole de la mort chez Dali, elles entament une bataille gagnée d’avance. Une fois ouverte, la montre commencera à se répandre. Mais la mémoire imprègne non plus le temps, mais l’espace.

 

Ici encore le peintre se joue du temps. Dali, dans une illusion tridimensionnelle, ajoute la dislocation du temps, la quatrième dimension pour créer un espace-temps qui se révèle dans la métaphore de l’humanité…tout cela devient très compliqué, trop ardu…surréaliste( !)…et comme chaque fois, après avoir voyagé dans l’œuvre et dans mes rêves pendant des heures, la raison reprend le dessus et je me demande si Dali n’a pas simplement voulu peindre…des montres molles… !