Certaines œuvres demandent qu’on y revienne souvent. Si je ne vous ai jamais parlé des variations Goldberg dans le cadre de ce blog, il s’agit pourtant d’une musique que je fréquente depuis bien longtemps. J’étais toujours étudiant en musicologie lorsque j’avais fait une analyse du monument dans le cadre d’une leçon à donner à mes collègues étudiants. Il se fait que j’en parlais de nouveau hier à Charleroi et qu’en préparant l’exposé, je revoyais les aspects que j’avais abordés il y a plus de vingt ans. Si l’analyse reste la même puisqu’elle se doit d’être objective, on mesure cependant le chemin parcouru au fil des années dans la compréhension des procédés employés par Bach. Avec le temps, on ne se contente plus d’une analyse pure et simple, on a besoin d’aller chercher ce qui fait notre attirance pour l’œuvre.
Les Variations de Bach sont apparemment le résultat d’une commande singulière. C’est, du moins, ce que le premier biographe du compositeur, J. N. Forkel, nous indique. Les faits n’ont jusqu’ici pas été démentis. Un jour de 1742, le comte von Keyserling, ancien ambassadeur de Russie auprès de la cour de Saxe, vint sonner à la porte de Bach à Leipzig pour lui commander une œuvre nouvelle. Souffrant d’insomnie, le dit comte, lors de ses interminables nuits avait pris l’habitude d’écouter le claveciniste Johann Gottlieb Goldberg, son protégé et élève de Bach, jouer une collection de pièces, toujours les mêmes. Il désirait ainsi renouveler le répertoire du musicien et varier quelque peu ses plaisirs musicaux nocturnes. Il semble qu’il payât Bach de manière copieuse et qu’il trouvait, dans ses variations, beaucoup de satisfaction. Il ne s’en lassait pas. Nous ne pouvons cependant pas ne pas plaindre le pauvre Goldberg qui était ainsi réveillé nuitamment pour jouer une œuvre d’une telle difficulté.
Si l’anecdote est amusante, il n’empêche que le claveciniste devait être d’un remarquable niveau pour jouer une telle œuvre. Car, en effet, à cette époque, Jean-Sébastien Bach commençait déjà à compiler certaines œuvres et à les réviser pour qu’elles puissent constituer son testament musical. On sait, par exemple, que l’Offrande musicale BWV 1079, l’Art de la Fugue BWV 1080, la grande Messe en si mineur, les Variations pour orgue et les deux livres du Clavier bien tempéré auront cette ultime fonction. Les Variations Goldberg en font partie. Dans cette vision ultime, Bach voulait laisser le plus extraordinaire de lui-même dans toutes les disciplines musicales. Dans la musique religieuse, il voulait intégrer le message théologique à sa rhétorique musicale de manière inouïe. Dans le Clavier bien Tempéré, il montrait, à l’aide de préludes et fugues dans tous les tons majeurs et mineurs du nouveau tempérament que non seulement on pouvait désormais jouer dans toutes les tonalités, mais que les formes didactiques du prélude et de la fugue étaient renouvelables à l’infini. Dans l’Offrande et l’Art de la fugue, il montrait son incroyable maîtrise du contrepoint et des techniques de l’imitation, c’est-à-dire l’art ancien et sa capacité à se plier à l’art moderne que représentaient ses fils (la sonate en trio de l’Offrande). Dans les variations Goldberg, il allait pouvoir donner la preuve qu’à grande échelle, un thème anodin pouvait se plier à tous les caprices de l’écriture et de la virtuosité.
Et de fait, les Variations Goldberg BWV 988 forment à elles seules la quatrième partie de la Clavierübung (Exercices de clavier), après la première partie consacrée aux six partitas (1726), la deuxième reprenant le Concerto italien et l’Ouverture à la française (1735) et la troisième contenant la fameuse grande Messe d’orgue (1739). C’est bien dire que le compositeur y voyait bien plus qu’une simple commande !
Le procédé de la variation est très ancien et, dans une certaine mesure, le résultat des premiers apprentissages de l’écriture musicale et de l’improvisation. Il semble même, d’après des études psychologiques, que nous avons tous, dans notre enfance, expérimenté la variation sur un thème au niveau de l’apprentissage du langage. Mais lorsque le procédé devient une forme testamentaire importante, elle devient l’une des disciplines les plus complexes et les plus ardues à mettre en œuvre. L’histoire de la musique nous a montré que les thèmes variés de Bach, de Beethoven (Variations Diabelli), de Brahms (Final de la Quatrième symphonie, …) et de bien d’autres encore font figure d’aboutissement de la pensée musicale de leur auteur.
Le titre exact de la pièce est « Aria mit verschieden Veränderungen für Cembalo mit 2 Manualen » (Air avec diverses transformations pour le clavecin à deux claviers manuels) ce qui indique clairement la destination instrumentale de l’œuvre. A l’inverse du Clavier bien tempéré qui utilise volontairement le terme « Klavier » pour désigner n’importe quel instrument à clavier (clavecin, clavicorde, orgue, …), l’œuvre est bien écrite pour le clavecin, sans doute le type d’instrument dont disposait le destinataire.
Ce qui frappe d’emblée, c’est la simplicité avec laquelle l’œuvre débute. Le thème, l’Aria, est une petite pièce tirée du livre d’Anna Magdalena. Dans un sol majeur lumineux, l’aria représente une confortable mélodie simplement accompagnée, remplie des ornements qui permettaient à un clavecin de prolonger les notes longues. Cette mélodie est reprise intégralement à la fin de l’ouvrage, près d’une heure plus tard. Ce procédé, si courant, fait dire à Glenn Gould que il n’y a ni début, ni fin, mais un simple cercle. L’adage « ma fin est mon commencement » pourrait donc s’y appliquer ? Pas si sûr !
Le thème est donc bâti simplement sur une basse partant de sol majeur, allant à ré majeur, sa dominante pour revenir ensuite au sol majeur de départ. Sa forme est simplement binaire A-A’/ B-B’, chaque section ayant 16 mesures jouées deux fois. C’est une sorte de sarabande à la française mais plus lente et moins pompeuse. Sa basse, proche d’une chaconne ou d’une passacaille va servir de canevas aux trente variations.
Oui, j’ai bien dit trente variations ! Elles alterneront les séquences de virtuosité instrumentale en en explorant toutes les ressources et la virtuosité d’écriture en alliant de manière très subtile la science, la rhétorique et l’émotion. S’il m’est impossible de vous parler de toutes, il faut néanmoins évoquer les différents styles musicaux qui s’y intègrent.
Les Variations Goldberg sont jalonnées, toutes les trois variations, d’un canon. Le canon est une technique imitative très complexe (bien plus complexe que le traditionnel « Frères Jacques » chanté avec les enfants en canon). Il y a donc dix canons si l’on compte le Quodlibet qui se trouve en dernière place avant le retour de l’aria. Chaque canon est écrit d’une manière différent qui marque la distance entre l’entrée des voix. Le premier canon, à la variation n°3 est à l’unisson. C’est comme lorsque nous chantons Frère Jacques. Chaque voix entre sur la même note que celle énoncée par la première. Mais le deuxième canon est à la seconde, ce qui implique que si la première voix est entrée sur sol, la seconde entrera sur la. Vous l’avez compris, le troisième canon, à la variation n°9 sera … à la tierce, et ainsi de suite jusqu’à la variation n°27 qui sera à la neuvième. Le cas du Quodlibet sera traité plus tard. La démonstration technique serait purement gratuite si ces canons n’avaient pas une dimension expressive très forte. Et comme l’écart entre les voix se creuse un peu plus à chaque canon, c’est un peu comme si on s’éloignait de plus en plus des mélodies de départ.
Il y a ensuite les variations vi
rtuoses qui peuvent être traitées comme des « inventions », procédés imitatifs et polyphoniques libres, comme de simples pièces de démonstration de vélocité et d’agilité dans un style fantastique proche des toccatas (mais toujours sur notre basse initiale) ou encore comme des danses. Le cas de la variation n°7 en est tout à fait typique dans son rythme pointé dans une mesure à trois temps rapides « al tempo di Giga ».
Il y a des variations spéciales comme la variation n°16 qui représente exactement le milieu de l’œuvre qui est une ouverture en deux parties, rompant avec le thème initial. Sa première partie est une sorte de prélude lent et pointé en style français tandis que sa deuxième partie est un fugato très complexe. Et justement, les variations n°10 et n° 22 sont deux fugatos brillants. Le fugato est, pour rappel, une fugue tronquée possédant seulement l’exposition et un éventuel développement. Ces deux fugatos, ainsi que l’ouverture centrale constituent la structure de base des variations, les unes, découpant le temps total en tiers (proportions du nombre d’or), l’autre en demi (proportions symétriques).
Restent deux variations très étranges. Le n°25 est probablement le moment le plus douloureux de l’œuvre. En sol mineur, il est une longue déploration de style quasi récitatif. Extrêmement dissonant, il nous éloigne considérablement des joies de la variation pour nous plonger dans la contemplation de la tragédie humaine. C’est dans cette pièce, surchargée d’altérations qu’on découvrira les nombreuses allusions aux notes si bémol-la-do-si bécare (dans la notation germanique B-A-C-H), signature musicale du compositeur. A certains moments, la présence des dissonances et l’éloignement des idées mélodiques nous donnent l’impression de plonger au cœur même du récitatif d’une Passion. Cette variation est le cœur même de l’œuvre, l’endroit où la séparation du thème est telle qu’on ne peut qu’y revenir.
Et c’est justement ce que nous dit la dernière variation. Quodlibet en forme de canon. Le quodlibet est un pot-pourri, un recueil improbable de mélodies ou d’idées diverses. Il est basé sur deux vielles chansons allemandes. La première nous dit : « Il y a longtemps que je n’ai plus été près de toi, approche un peu plus près de moi ». La seconde explique : « Ce sont les choux et les navets qui m’ont chassé. Si ma mère avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps près de vous ». Quand le double canon qui superpose les deux mélodies se termine, l’aria revient dans un da capo (reprise du début) que Bach n’a pas pris la peine de noter puisqu’il est identique au thème initial.
L’œuvre est certes imposantes et pleine de rebondissements. Seul le quodlibet nous offre le dénouement et l’explication de ces variations. Elles sont comme un voyage à travers les paysages sonores les plus divers. Ce voyage débute avec l’Aria tellement familier à la famille Bach qu’il peut simplement en représenter le foyer. Chaque variation se présente donc comme une étape du voyage, un paysage ou un état d’âme (mais n’est-ce pas la même chose ?) rythmé par le dépassement de soi (variations virtuoses) et l’apprentissage ou l’initiation à la science suprême (celle des canons). Bach aimait, dans un esprit très positif, illustrer les tribulations de l’être humain à travers l’existence. Son immense foi et la connaissance théologique approfondie qu’il possédait suscitait chez lui un réflexion sur la vie et la mort empreinte d’une confiance à tout épreuve.
A toute épreuve ? Et la variation 25 ? Sombre grave et contemplative, elle montre que dans le parcours vital, nul n’est à l’abri du doute, du manque, du mal du pays. Alors, les dernières variations se ruent dans une joie retrouvée vers la maison
quittée au début de la pièce. Le quodlibet nous explique avec humour et tendresse les raisons du départ. Mais quand on rentre une nouvelle fois chez soi dans l’aria, on n’est plus le même, on s’est enrichi d’un parcours et d’une expérience incroyable. La fin n’est donc pas le commencement (ou alors le commencement d’autre chose !). Ce que je cherche à dire c’est que les variations Goldberg ne sont pas un cercle fermé sur lui-même, donc immobile par essence, c’est un parcours initiatique. Et je crois profondément qu’outre le fait de divertir le comte Keyserling, Bach a surtout voulu lui proposer, à lui et à Goldberg, une œuvre didactique et édifiante, comme c’était son habitude. On pourrait gloser indéfiniment sur le Bach philosophe, mais j’aimerais aborder une dernière notion, là aussi essentielle, celle de l’instrument.
L’œuvre, comme je vous le signalais d’emblée, est écrite pour un clavecin à deux claviers. C’est donc l’instrument voulu expressément par Bach. Pourtant, aujourd’hui, nous écoutons souvent les versions pour le piano, un instrument qui n’existait pas à l’époque de Bach. Je n’aime pas ce genre de débat entre les partisans de l’un ou de l’autre. Pour moi, ce qui compte, c’est la musique…et la sensibilité de chacun. Il se fait que je préfère le relief que le piano peut donner au contrepoint, les nuances du toucher et de la dynamique (même si chez Bach, la dynamique ne doit jamais atteindre celle de Mozart). J’aime aussi ce legato qui laisse chanter les mélodies et, dans certains cas, les ambiances fondues que peut suggérer le piano. Le clavecin, par ses cordes pincées et l’absence de résonance et de legato me lasse assez vite, mais je comprends ceux qui l’aiment, pas ceux qui ne jurent que par lui.
Si je rejoins beaucoup d’auditeurs dans l’attrait pour le piano, je ne partage cependant pas le culte Glenn Gould que je trouve trop sec, excessif, trop détaché, bref trop « sur joué ». Par contre, je l’écoute régulièrement car techniquement, c’est très impressionnant et original. Je ne vous cache pas non plus que je préfère sa version de 1981, plus contemplative et mystique que l’ancienne de 1955. Mais peu importe cela. La musique de Bach peut se prêter à tous les arrangements et transcriptions sans subir de gros dommages. Parfois même, cela peut éclairer quelques aspects de l’écriture, comme cette version pour trio à cordes réalisée par Dmitri Sitkovetsky qui met merveilleusement en lumière les différentes lignes de la polyphonie et qui s’adapte bien aux traits virtuoses de clavier. N’oublions pas que le style fantastique est d’abord un art du violon.
Et si, finalement vous me demandez quelle version j’écoute le plus souvent, je vous répondrai que c’est celle d’Andrei Gavrilov (DGG) et de Zhu Xiao Mei (Mirare), mais je vous dirai aussi, selon l’adage, que peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse !