… Et puisque je vous parlais hier du concert festif de l’U3A qui se déroulera ce soir avec un ensemble particulier comprenant une harpe, c’est l’occasion de franchir une étape nouvelle dans l’exploration des instruments de l’orchestre. Aujourd’hui donc, la harpe !
On pourrait se demander comment des instruments à cordes, les cordophones, se sont retrouvés dans la famille des percussions. Il faut avouer que les classements ont parfois des incohérences. Si on peut comprendre aisément que le piano, dans certains types de musiques du XXème siècle, est parfois intégré à l’orchestre dans un but essentiellement rythmique, il en va tout autrement de la harpe qui, par sa sonorité, par l’essence même de son jeu, garde un aspect profondément mélodique malgré une incontestable disposition à accompagner d’autres instruments ou à colorer les sonorités orchestrales. Et, de fait, elle est intégré aux grands orchestres de la seconde moitié du XIXème siècle pour notre plus grand plaisir. Résumé de l’histoire de cet instrument singulier !
La harpe fait partie, elle aussi, des plus anciens instruments du monde. Sa forme de triangle muni de cordes de différentes longueur tendues à vide la distingue d’emblée de la lyre (même si Monteverdi, dans l’Orfeo, l’utilise pour symboliser la lyre d’Orphée) dont les cordes sont tendues sur deux montants parallèles. L’Occident n’a connu que la harpe angulaire dont dérive l’instrument actuel. Cependant, dans l’antiquité, des harpes arquées et angulaires coexistaient. Il est donc certain que la harpe a, dans ses anciens ancêtres, l’arc musical encore utilisé de nos jours en Afrique. Le premier perfectionnement fut l’ajout d’une caisse de résonance et de grouper plusieurs arcs. Les premières représentations des instruments en Asie Mineure et en Egypte montrent la filiation évidente avec l’arc musical.
L’Egypte nous a laissé, grâce aux hiéroglyphes, des indications précises sur l’évolution de la harpe au cours de plusieurs millénaires. On observe ainsi que le nombre de cordes est passé de cinq à dix, que l’instrument s’alourdit progressivement et sont de plus en plus décorées. Si elle reste arquée durant tout ce temps (l’arc ne demande en effet qu’un seul élément de bois), ce sont les babyloniens qui vont commencer à en fabriquer en plusieurs parties domptant l’une des difficultés les plus redoutables de la lutherie, l’immense force des cordes tendues demandant des jointures très solides entre les parties. La harpe angulaire est née.
La harpe antique a une fonction sacrée et rituelle. Elle ne tarde pas à s’imposer aux civilisations de la mer Egée, à la Grèce puis au monde Romain. Pourtant, dès le début de notre ère, les pays scandinaves utilisèrent abondamment la harpe dans sa forme angulaire. Sa fonction sacrée se teinte alors de notions profanes et épiques véhiculées par les bardes. C’est d’ailleurs dans cette fonction qu’on la retrouve dans l’art celtique. En Bretagne, un autre instrument (à cordes frottées) au nom imprononçable, le crwth, jouissait de la même popularité. Elle dépasse alors le simple rôle d’accompagnement pour développer un répertoire solo imposant et les virtuoses se font connaître à travers les territoires de l’Europe. Durant le Moyen-Âge, la harpe développe le nombre de ses cordes. Guillaume de Machaut (XIVème siècle) en possédait une à 25 cordes. Son association aux anges date des textes bibliques (Roi David) qui la porte au rang des instruments célestes.
Harpe médiévale (vers 1500) et cwrth
Mais un désavantage de taille maintient la harpe au rang des instruments vulgaires (dans le vrai sens du mot : le peuple, vulgus en latin). Elle est et reste diatonique. Elle est donc cantonnée à ne un jeu sans modulation. Or, lorsque la musique évolue vers un chromatisme de plus en plus envahissant, à la Renaissance, on lui préfère le luth et les instruments à clavier dont l’essor est extraordinaire. Pour pallier à ce handicap flagrant, des luthiers italiens mettent au point la harpe double (arpa doppia).
Ce n’est qu’en 1697, soit en pleine époque baroque, qu’un luthier allemand imagine un système de pédales qui jouent sur la tension de la corde permettant alors les modulations les plus courantes. Il faudra encore attendre un demi siècle pour que cet instrument soit introduit en France. Mais l’instrument allait avoir une ambassadrice de choix avec Marie-Antoinette qui en jouait avec passion. Il suffit de son aura pour que la mode de la harpe soit lancée et qu’on trouve, rien qu’à Paris, 58 professeurs de harpe dès 1784. Conséquence
tout aussi logique, les luthiers s’intéressent à l’instrument et en améliorent la mécanique permettant le chromatisme. Mais ce n’est finalement qu’en 1800 que le célèbre facteur de pianos Sébastien Erard invente le fameux mouvement à fourchettes qui va permettre à la harpe de rivaliser avec les instruments les plus chromatiques.
En appuyant sur les pédales, on actionne les fourchettes, pièces mobiles et pivotante qui, en agrippant la corde, la tend ou la détend un peu plus lui permettant ainsi de jouer un demi ton plus haut. Les pédales comportent trois positions. La pédale enchâssée dans le cran donne la position intermédiaire (bécarre). La pédale relevée donne le bémol et la pédale abaissée ((cran du bas) donne le dièse. Tout cela est logique puisque quand on abaisse la pédale, on tend la corde donc on la hausse. Un système de tringles relie les pédales aux fourchettes.
Mais la méfiance des compositeurs était encore grand à l’époque romantique. Berlioz qui en a fait un merveilleux usage dans sa symphonie fantastique déclare dans son traité d’orchestration que la lenteur des mécaniques donne à la harpe de grandes difficultés à moduler rapidement. Les mêmes reproches sont encore faits aujourd’hui par certains compositeurs malgré les nombreuses évolutions dues aux luthiers de la seconde moitié du XIXème siècle et à l’ingéniosité des interprètes qui pratiquent beaucoup les sons homophones et enharmoniques (notes de noms différents mais de hauteur sonore équivalente, voir ci-dessous).
Prenons un exemple : je peux jouer un sol dièse en abaissant la pédale de la corde de sol. De même, je peux jouer un la bémol en relevant la pédale de la corde de la. J’ai donc les deux mêmes sons sur deux cordes différentes (même si elles ne portent pas le même nom). Je peux alors répéter ces notes rapidement par un mouvement entre le pouce et l’index, c’est l’utilisation de l’homophone qui permet plus de rapidité dans les traits ainsi que des modulations plus rapides.
Harpe de concert moderne
Mais on chercha à rendre l’instrument parfaitement chromatique sans le recours à l’homophonie. La maison Pleyel reprit le principe de la harpe double à cordes croisées. On appela l’instrument la harpe chromatique et une classe fut créée au Conservatoire de Bruxelles, puis à Paris. C’est pour cet instrument que Claude Debussy composa ses fameuses Danses sacrées et profanes. On les joue aujourd’hui sans difficulté sur la harpe à pédale. En effet, la harpe chromatique eut un succès de courte durée. A la mort de son inventeur, Gustave Lyon en 1936, elle disparut complètement de la vie musicale. On lui reprochait son poids important, sa sonorité grêle, et la complexité de sa technique. Finalement, la seule harpe qui persista dans le répertoire fut la harpe à pédales que nous connaissons aujourd’hui.
Elle possède entre 40 et 46 cordes pour le modèle d’étude et 47 pour la version concert, ce qui lui donne une tessiture de six octaves. Ses cordes sont en boyau (aujourd’hui en nylon) à l’exception des deux octaves les plus graves qui sont en métal. Certaines cordes sont colorées pour permettre de repérer les notes principales d’un seul coup d’œil : les do sont rouges et les fa sont noirs ou bleus. Les autres cordes sont incolores. Il y a sept pédales qui modifient les sept notes sur toutes les octaves. Les tro
is premières pédales sont réservées au pied gauche, les quatre dernières au pied droit.
La harpe possède un grand répertoire solo composé très souvent par des compositeurs virtuoses de l’époque romantique. Elias Parish Alvars, par exemple, a composé de nombreuses pièces de virtuosité très ardues pour la harpe. Mais il existe aussi de nombreux concertos comme celui de Haendel, de Boildieu, de Dittersdorf, ou de Rodrigo, sans oublier le très beau concerto pour flûte et harpe de Mozart. Au sein de l’orchestre symphonique, la harpe est très souvent présente dans les poèmes symphoniques, les symphonies et les opéras. On se souvient avec émotion de son rôle de suspension du temps dans le célèbre Adagietto de la Cinquième symphonie de Gustav Mahler.
Vous pourrez vous rendre compte de l’instrument en venant écouter le concert de l’U3A de ce jour à 16H et mettre en pratique toutes ces informations historiques et techniques. Leila Chaker se fera un plaisir de nous charmer par ses sonorités angéliques.