« Lorsque Gregor Samsa s’éveilla un matin au sortir de ses rêves agités, il se retrouva dans son lit changé en un énorme cancrelat » (Franz Kafka, La Métamorphose, 1913, début)
Voilà une phrase terrible qui me hante depuis cet été, déjà bien loin, où, pris d’une soif insatiable de lecture, je lus, d’une manière presque obsessionnelle, l’intégralité des textes et ouvrages de Franz Kafka (1883-1924). Drôle de manière de passer ses vacances. On ne peut pas dire que le sujet soit divertissant, certes, mais il est d’une intensité telle qu’il bouleverse profondément votre vie et change de manière définitive la vision que vous avez du monde. Je crois que c’est cet été là que je suis devenu un « adulte ». Mais loin d’être un aboutissement, ces lectures ne sont, en fait que le point de départ d’une nouvelle conscience et perception du monde que je cherche à affiner inlassablement.
Ce qui m’a le plus touché, dans cette littérature singulière, à la fois si réaliste et onirique (cauchemardesque), c’est la terrible fragilité humaine face à l’hostilité, non pas du monde, mais de la manière dont nous l’avons transformé. Toute sa vie, Kafka n’a jamais cessé de vouloir disparaître. Mieux, il avait voué son œuvre à l’oubli. Celle-ci était, à ses yeux, un monumental journal intime qu’il pensait impubliable. Car ses écrits ne se résument pas à quelques nouvelles ou romans. Ce sont des centaines de lettres, autant de brouillons négligés dans les tiroirs, des nouvelles en perpétuelles correction, des romans inachevés. Les quelques textes qu’il a accepté de publier lui ont été littéralement arrachés des mains par ses amis. Le grand auteur a même exigé par testament que tous ses textes non publiés soient détruits.
Mais son exécuteur testamentaire a trahi ses dernières volontés pour notre plus grande chance. Son admiration l’avait convaincu que le génie de Kafka méritait cette trahison. Comme il avait raison ! Cet ami, c’est l’écrivain Max Brod qui a fait publier à titre posthume tout ce qu’il possédait de Kafka. C’est encore lui qui a réussi à préserver l’œuvre de la censure nazie ; qui est devenu son premier biographe et qui a dévoilé universellement le message de l’auteur. Il a si bien fait les choses que le cénacle des admirateurs s’est vite répandu en France où André breton, Albert Camus et Jean-Paul Sartre se chargent da diffuser. La fièvre kafkaïenne se répand alors dans les pays anglo-saxons. Mais les allemands mettent en chantier en 1950 la première édition intégrale de son œuvre. Quarante ans après sa mort, Kafka est lu dans le monde entier. Et il continue aujourd’hui encore à intriguer ses lecteurs, à remettre en question toutes nos certitudes.
La conséquence de la trahison de Max Brod est paradoxale. Le succès posthume de l’auteur a produit des milliers d’ouvrages critiques, des interprétations de toutes sortes, des tentatives sans cesse renouvelées pour comprendre le sens de ses écrits. Et, à vrai dire, la lecture des textes se soustrait perpétuellement à l’analyse et à la compréhension. Il en reste le profond secret douloureux de Kafka, n’est-ce pas suffisant ? Faut-il absolument le replacer dans un courant, un système politique, social, … ? Bien sur, il fait partie de cet univers bouleversant du passage des deux siècles où tout est remis en question. La rapide glissade entre le romantisme fait des grands empires dominateurs et écrasants, la redécouverte de l’identité humaine à travers les différentes formes du nationalisme, l’expressionnisme, le symbolisme, l’impressionnisme, la musique atonale, les révolutions russes (1905 et 1917), la Première Guerre Mondiale, l’industrialisation, le commerce …montrent des mutations qui, forcément, remettent en cause la place de l’être humain au sein de la Nature. Mais pour aborder Kafka, il faut bien garder en tête cet étrange, mais compréhensible désir de disparition.
Franz Kafka naît à Prague en 1883, de parents juifs. Il y repose, et la quasi-totalité des quarante et une années de sa vie, il les a vécues là, dans cette ville qui était à la fois une citadelle médiévale et une capitale tournée vers la modernité. Cette « petite mère avec des griffes », comme il la nommait, n’a jamais relâché sa prise sur lui, et a formé sa vision du monde. L’époque est celle de la domination austro-hongroise, mais aussi celle du sentiment national qui s’exalte. C’est aussi le moment des musiques nationales, du retour vers la langue et les traditions folkloriques. Smetana avait déjà, bien longtemps avant, en 1874, chanté la Patrie tchèque retrouvée par l’intermédiaire de la Moldau, sa grande rivière. Comme Kafka, Smetana s’exprimait en allemand, la langue des occupants. Bientôt, pourtant, Dvorak, puis surtout Janacek redonneront toute sa dignité à la musique tchèque et à la langue vernaculaire si complexe pour nous. Ils la porteront au pinacle de l’art dans les opéras et les mélodies, ils redonneront, par la langue, une véritable identité à la musique instrumentale. Brno et Prague sont des lieux déterminants de cette renaissance.
Il habitait à la frontière des ghettos juifs et des beaux quartiers bourgeois germanophones. Il en gardera un sentiment d’enfant perdu entre le tchèque, l’allemand, le juif, le bourgeois et le populaire. Ses récits en témoignent avec une force incroyable. Mais laissons-le parler : « Les recoins obscurs, les passages secrets, les fenêtres aveugles, les cours malpropres, les brasseries bruyantes, les auberges sinistres continuent de vivre en nous. Nous parcourons les larges voies de la ville nouvelle, mais nos pas et nos regards manquent de sécurité. Nous tremblons encore intérieurement comme dans les vieilles ruelles de misère, notre cœur ignore tout encore de l’assainissement accompli. La vieille ville juive, malsaine est bien plus réelle que ne l’est la nouvelle ville hygiénique autour de nous ». Prague restera toujours pour Kafka une prison et une mère. C’est là qu’il y fait la véritable expérience du monde clos, essentielle condition à la compréhension de son propos d’artiste.
Comme on le comprend, la domination austro-hongroise impose une culture germanique. Le modèle allemand est omniprésent dans l’enseignement (on y enseigne l’allemand comme « langue principale »), dans le théâtre, dans les conférences, les concerts, etc. l’assimilation de ce modèle est donc essentiel pour qui veut vivre à Prague, mais une conséquence essentielle de cette acculturation réside dans la mise en sommeil de la vivacité créatrice et intellectuelle, l’homme entre dans une torpeur étouffante et à l’exception de quelques personnalités marquantes, tous semblent s’en accommoder (avaient-ils le choix ?). Il suffit d’évoquer max Brod, Franz Werfel ou Rainer Maria Rilke pour s’en convaincre. Kafka ne parvient pas à s’y faire, lui qui est de plus en plus marqué par la solitude de son travail littéraire : « Cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun, je ne l’ai franchie qu’extrêmement rarement, je m’y suis même établi plus solidement que dans la solitude véritable ». On croirait entendre Schubert, toujours entouré d’amis dans la vie, mais tellement seul dans l’âme et l’œuvre.
On pourrait passer sa courte vie au peigne fin. On y trouverait les témoignages de ses amis affirmant sa force d’esprit incroyable, sa détermination à écrire, à ne parler que de ce qui lui semble important ou crucial. On pourrait relater son apprentissage du métier d’écrivain, ses difficultés à envisager une autre carrière, on pourrait encore parcourir sa biographie en décrivant les femmes qui marquèrent son existence, comme Felice Bauer ou, plus tard, Milena Jesenska. Tout cela serait sans doute révélateur de l’homme. Si on s’y intéresse cependant, c’est par l’intermédiaire des nombreuses lettres qu’il écrivit. Elles sont, au-delà de l’anecdote, des concentrés de sa personnalité et de sa vision du monde. L’échange épistolaire permet au lecteur de mieux connaître la pensée d’un homme dont les écrits livresques ne cessent d’étonner, de surprendre et de déranger.
Pour Kafka, le déroulement de la vie et ses interrogations, c’est déjà se poser la question de son écriture. Et même s’il considère la création littéraire comme un monde en soi, à part de celui de tous les jours, celle-ci développe à un niveau supérieur les mêmes questions existentielles sous la forme de métaphores. En ce sens, l’écriture de Kafka revêt un aspect profondément mystique. Certains y ont vu une sorte de religion : « je cherche toujours à communiquer quelque chose d’incommunicable, à expliquer quelque chose d’inexplicable. Ce n’est peut-être rien d’autre, au
fond, que cette fameuse peur dont je parle si souvent, mais étendue à tout : peur du grand et du petit ; peur convulsive de dire un mot. Peut-être pourtant, à vrai dire, cette peur n’est-elle pas uniquement peur, mais aussi désir passionné de quelque chose de plus grand que tout ce qui la provoque ». La démarche nous est familière, à nous qui aimons et écoutons la musique. Exprimer la vie et ses peurs existentielles par le biais de l’art est commun aux plus grands artistes. Alors qu’y a-t-il de différent chez Kafka ?
C’est difficile à dire clairement et simplement, mais il y a quelque chose de constant qui nous fait côtoyer la frontière entre le réel et l’irréel. Cette proximité des deux mondes est particulièrement développée dans Le Procès ou La Colonie pénitentiaire. On oscille perpétuellement entre une réalité objective, celle des complexités administratives, par exemple, et un non-sens dont on se demande, finalement, s’il n’est pas tout aussi réel. C’est comme si la réalité objective, poussée à ses extrémités conduisait à une réalité subjective bien plus tragique encore. Le résultat est là. Il plane sur l’œuvre de Kafka une menace de folie, un réveil de ce que nous avons en nous de plus machiavélique, de plus obscur, certains disent même de diabolique ! « Cette nuit, j’a vu clairement, avec la netteté d’une leçon de choses enfantines, que le fait d’écrire, c’est un salaire pour le service du diable. Cette descente vers les puissances obscures (…) … Peut-être y a-t-il aussi une autre forme de création, mais moi, je ne connais que celle-là. Quand l’angoisse m’empêche de dormir, je ne connais que celle-là ».
Conséquence de cette ambiguïté, le thème de la métamorphose qui se présente comme un leitmotiv chez Kafka. Dès 1907, le thème de cancrelat se retrouve dans ses écrits : « Quand je suis au lit, j’ai la silhouette d’un gros coléoptère, d’une lucarne ou d’un hanneton, je crois… Alors je me rassure en me faisant croire qu’i s’agit d’un sommeil hivernal et je presse mes petites pattes contre mon abdomen renflé ». Mais ce n’est que cinq ans plus tard, en 1912, dans la nuit du 16 au 17 novembre que l’inspiration soudaine d’une histoire qu’il devient impérieux de rédiger s’impose à lui. Il ne parvient cependant pas à le rédiger en une seule nuit (ce qu’il avait fait pour Le Verdict. Il lui faudra plusieurs semaines très douloureuses pour faire sortir cette terrible nouvelle désormais célèbre sous le titre de La Métamorphose.
Le 1er mars 1913, Kafka donne lecture publique de son texte chez Max Brod devant quelques amis. On raconte que La Métamorphose provoqua un fou rire général. Pourtant, si la dimension humoristique, ironique plutôt, n’est pas tout à fait absente de l’œuvre, le fou rire fut certainement le résultat de l’immense malaise causé par le récit d’une grande cruauté. L’homme se libère de ses peurs et des ses idées insupportables par le rire qui relève, lui aussi de l’effet de catharsis que j’évoque si souvent. Car, in fine, il n’y a pas de quoi rire. La nouvelle est terrifiante et provoque le sentiment que la vie peut basculer vers le cauchemar à tout moment. C’est, évidemment, la métaphore que j’évoquais tout à l’heure.
La Métamorphose est le récit le plus long que Kafka ait publié de son vivant. Ce n’est qu’en 1915 que le texte paraît à Leipzig, à la suite d’une opération de promotion entreprise par Max Brod. La nouvelle reçoit alors un prix littéraire prestigieux en Allemagne (Prix Fontane). Aujourd’hui, c’est l’œuvre la plus lue et la plus célèbre de l’auteur pragois. Elle témoigne, à elle seule de tout l’esprit de Kafka. Elle peut servir d’initiation à son style et à sa pensée. On peut également mettre ses œuvres en rapport avec les opéras de Janacek (Jenufa, Katia Kabanova, …) qui, s’ils ne traitent pas du même sujet, sont très proches dans leur vision du monde. Il ne faut cependant jamais oublier que ce chef d’œuvre de la littérature a inauguré un style très moderne (voir aussi à ce sujet des auteurs russes comme Gogol, Tchekhov et Dostoïevski, par exemple, à une époque où la littérature autrichienne, et à plus forte raison encore tchèque, naviguait encore dans des eaux souvent moins radicales, moins dangereuses.