Les experts… !

 

Rien ne m’horripile plus que les questions que l’on me pose en commençant par : « Vous qui êtes un expert … » ou « Vous qui savez tout … ». Cela pourrait sembler caricatural à certains lecteurs, mais mon quotidien, au rayon musique classique de la Fnac de Liège m’amène à devoir répondre à des dizaines de questions tous les jours. Elles ne concernent d’ailleurs pas toujours le domaine auquel je suis attaché, mais peu importe, ce n’est pas mon propos aujourd’hui … !

 

Si je sens chez mon interlocuteur un malaise face à la musique classique qu’il ne connaît pas ou qu’il croit ne pas connaître, je suis assez indulgent face à de telles expressions car elles témoignent plus d’une timidité qu’il faut dissiper au plus vite. En effet, beaucoup de personnes ressentent une sorte de honte à ne pas écouter ce type de musique et croient que pour pratiquer Mozart, Beethoven et toute la clique, il faut « savoir ». Il est alors essentiel pour moi de mettre tout de suite la personne à l’aise sans jouer les « docteurs » qui prescrivent un remède efficace au mal imaginaire dont elle souffre. Il n’y a aucune culpabilité à ressentir de ne pas encore avoir découvert les trésors du patrimoine musical classique ! Lorsque l’envie s’en fait sentir, il n’est jamais trop tard et mon devoir (et ma passion) est d’encourager la démarche du mieux que je peux. Cela signifie avant tout « avec simplicité » et sans snobisme. Il est crucial que le nouveau venu soit à l’aise dès le début. Alors je pars toujours du même constat : on n’est jamais complètement ignorant du répertoire. La plupart des gens ont entendu, dans une musique de film, dans une publicité et même dans des sonneries de portables des airs classiques qui leur sont devenus familiers. C’est par là qu’il faut commencer. Je me souviens d’un vendeur qui donnait systématiquement « l’Art de la fugue » de Bach à ceux qui désiraient faire leurs premiers pas dans le vaste monde de la musique. Il s’étonnait ensuite que le candidat découvreur soit rebuté par une musique trop austère !


 

Jargon conversation


 

Mais lorsque des gens qui se prétendent mélomanes s’adressent à vous en ces mêmes termes, c’est presque toujours pour me demander ce que j’ai pensé de tel concert, de tel disque ou de telle représentation d’opéra en DVD. Je n’ai rien contre le fait de dire ma façon de penser, ceux qui me connaissent le savent bien. Ce qui me gêne, c’est que mon propos va forger leur idée. Ce qui me dérange fortement, c’est qu’il est impossible d’argumenter correctement une impression ressentie lors d’un concert en l’espace de quelques secondes. Car c’est bien là le problème. Les sentiments que l’on ressent lors des concerts, en particulier, sont très complexes et ne se limitent jamais à une simple dualité entre le bon et le mauvais ! Or ces gens qui vous interrogent n’attendent que cela, que vous leur disiez si c’était bien ou mal. Dès que vous voulez nuancer, ils ne vous écoutent plus ou comprennent que vous ne voulez pas vous exprimer. Alors on en déduit que j’ai aimé ou pas aimé et de là, certains déduisent que c’était bon ou mauvais !

 

On voit le danger d’une interprétation de propos manichéenne ! Mais ce n’est pas la façon dont j’ai reçu une interprétation qui compte, c’est celle que chacun, dans son individualité a pu éprouver. L’art est l’affaire de chacun et la perception des individus est multiple, c’est aussi toute la richesse du sujet. On doit pouvoir apprendre à admettre que ce que l’on n’a pas aimé n’est pas pour autant mauvais et l’inverse est tout aussi valable. C’est donc un travail sur soi-même qu’il nous faut accomplir. C’est ce que je dis assez vite aux nouveaux venus. Apprenez à être à l’écoute de vous-mêmes ! Car il n’est même pas utile d’avoir un avis circonstancié …Instinctivement, nous sommes bien plus perméables que nous le croyons généralement.


 

Jargon mélomane


 

Alors, en toute modestie, si j’ai des conseils à donner aux auditeurs de tous poils et en dehors des cours et conférences dont le propos est tout autre, je dirais que la qualité première de l’auditeur est l’ouverture d’esprit. Puisque la musique (comme toutes les activités humaines) est d’abord le résultat de l’expression des hommes, il nous est indispensable de nous ouvrir au propos de ces dits hommes. Comment comprendre Beethoven, Schubert, Mahler ou Bruckner si nous vivons dans un égocentrisme excluant les idées des autres. Nous
devons développer cette tolérance si essentielle qui nous permettra de ressentir la vision d’un homme qui n’a pas vécu à la même époque que nous, qui n’a pas partagé les mêmes idées philosophiques et spirituelles, qui n’a pas vu le monde sous le même angle que nous. Il nous faut admettre ce fait en premier lieu et ne pas le considérer comme naïf, démodé ou dépassé. Je me souviens d’un mélomane qui, sous prétexte de son anti-cléricalisme, refusait, purement et simplement, de la musique religieuse. Quelle preuve d’intolérance, quel gâchis ! Mais c’était son droit le plus strict, jusqu’au moment où, de manière complètement erronée, il émettait des avis sur le « bon et le mauvais » !

 

Si la tolérance et l’ouverture d’esprit est la première qualité de celui qui veut goûter à l’art, il ne faut pas non plus occulter le questionnement intérieur et extérieur. Que suis-je en train de voir ? Qu’est-ce que j’écoute ? Pourquoi un homme a-t-il un jour composé une telle musique ? Les plus réfractaires me diront que ce questionnement est déjà plus spécialisé. J’en conviens, mais il permettra sans doute la passerelle avec cet inconnu dont nous écoutons l’œuvre. Un artiste s’exprime toujours à l’aide de formes. Que ce soient des formes d’effectifs (musique de chambre, solo, voix, orchestre,…) ou des formes structurelles (sonate, opéra, petites formes, …). Nous admettons sans problème que notre discours langagier s’articule autour de formes déterminées (poésie, roman, théâtre, épistolaire, …). Admettons-le aussi de la musique. … Et reconnaissons que la forme détermine le sens. Le choix d’un compositeur entre un opéra ou une symphonie est gouverné par le besoin d’exprimer un type de propos. Je nomme cela la nécessité. Si nous voulons entrer dans le propos de l’artiste, il nous faut un minimum d’ouverture face aux formes. Je ne dis pas qu’il faut étudier la musique comme un professionnel pour pouvoir l’apprécier ! Bien souvent, les programmes imprimés des concerts  et, dans une moindre mesure, les notices des pochettes de disques, suffisent à vous éveiller au propos de l’artiste. Il suffit bien souvent d’en savoir seulement un peu pour que notre sensibilité soit décuplée lors de l’écoute. C’est aussi de ces manières que l’on découvrira des œuvres et des artistes que nous n’aimions pas (ou que nous ne voulions pas aimer !). Une chose est sûre. C’est nous qui devons aller vers l’œuvre et pas l’inverse !

 

Et si ces éléments ne vous suffisent plus, ce qui est très courant après quelques temps de pratique de l’écoute, si vous en avez le temps et l’envie, rien ne vous empêche d’aller plus loin et d’approfondir les aspects historiques, techniques, interprétatifs (styles) et esthétiques de la musique. Chaque étape vous apportera plus de profondeur. Je dirais même plus, une profondeur insoupçonnée.


 

Jargon 1


 

Mais gardez-vous toujours de l’intellectualisation de l’art. Même si une part philosophique non négligeable transite par le compositeur et donc par l’œuvre, elle doit rester une œuvre expressive. Gardez-vous encore d’adopter le jargon, ce langage si ridicule des « experts », de ceux qui dissimulent leur ignorance sous des vocables ardus et impénétrables. Mais ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Le jargon a son utilité pour nommer les aspects techniques d’une musique. Comme tout langage grammatical, la musique possède une terminologie que le professionnel doit maîtriser … comme un outil, pas comme une fin en soi. Le tout est de l’utiliser là où il a sa place, dans le travail technique d’une oeuvre. Il peut arriver, en conséquence, que lors d’un cours ou une conférence, on soit amené à en utiliser certains de ces termes, mais il faut alors tenir compte du degré de connaissance de l’auditoire et, comme c’est souvent essentiel, l’expliquer le plus simplement du monde. Mais en ce qui concerne les conversations de tous les jours dans le cadre de mes occupations à la Fnac, je m’interdis de tels propos qui ne pourraient que plonger mon interlocuteur dans un désarroi opposé au but de sa visite. N’oubliez jamais que ce qui se conçoit clairement s’expose aisément. Dans le cas contraire, vous deviendriez membres de cette soi-disant élite artistique qui pratique la masturbation intellectuelle, complètement infructueuse tant pour eux (qui semblent n’être jamais heureux) que pour leurs interlocuteurs (qui croient ressentir leur propre ignorance). Vous passez alors complètement à côté du sens que la musique revêt pour nous.

 

N’ayez jamais non plus la prétention de tout connaître, car c’est non seulement inutile, mais impossible. J’en connais qui étalent leurs connaissances comme s’ils maîtrisaient l’ensemble de la production culturelle humaine. On constate bien souvent qu’il s’agit là d’une érudition factice qui écarte d’un grand revers de la main l’essence même de l’art, son expression. Et ne culpabilisez pas en rencontrant des gens qui ont plus d’expérience que vous. Dites-vous que le monde ne s’est pas fait en un jour et que, de toutes manières, il est impossible, inhumain même, d’embrasser l’œuvre de l’humanité dans sa complexité, sa diversité et sa richesse. Par contre, n&rs
quo;ayez de cesse de garder votre esprit curieux, éveillé et prêt à découvrir. Si vous le faites, ce n’est pas pour un quelconque statut social, ce n’est pas non plus pour devenir un « expert », c’est simplement pour ressentir, vibrer, aimer, sentir toutes les variantes de l’humanité, en bref vous enrichir humainement vous-mêmes. L’art apporte sans doute, plus que toutes les connaissances extérieures, le sens que Socrate avait énoncé il y a bien longtemps : « Connais-toi toi-même ! ». Alors comment répondre simplement à ces gens qui utilisent comme des mots sacrés les termes « expert », « spécialistes », « musicologue », … ? Mieux vaut peut-être ne pas relever l’expression… !