Lorsque j’ai quelques minutes de liberté, j’aime prendre un ouvrage d’art dans ma bibliothèque et l’ouvrir au hasard. Je regarde alors l’œuvre qui y est représentée et je laisse divaguer mes pensées sur le sujet choisi par le destin. Mais le hasard fait parfois des choses curieuses. Ainsi, en ouvrant les « 1001 tableaux qu’il faut avoir vu dans sa vie » (Ed. Flammarion » à la page 925, j’ai été confronté à une œuvre qui, sous plusieurs aspects, me ramène à la réalité de la vie, de la mort et de la maladie. J’ai, en effet, dans mon entourage trois cas de cancers évoluant de manières diverses. Le premier est celui d’un collègue proche dont le papa vient juste de s’éteindre il y a moins d’une semaine d’un cancer généralisé. Le deuxième est celui d’une connaissance, proche elle aussi, qui est en train de souffrir en phase terminale d’un cancer du pancréas, le troisième est celui de mon propre père qui souffre, lui aussi de trois cancers, mis, semble t-il et pour notre plus grande joie, en veilleuse ces derniers temps. Enfin, je l’apprenais hier, le père d’un autre ami très cher vient d’être opéré en urgence d’un cancer de la langue, les médecins pensent qu’ils ont enlevé toute la maladie.
Ne me croyez pas d’humeur maussade aujourd’hui, mais la vue de ce tableau m’a replacé dans une réflexion existentielle qui touche non seulement tous ces hommes souffrant décrits plus haut, mais aussi nous-mêmes, dans nos angoisses, nos peurs de la mort, de la souffrance, de la perte de notre intégrité et de notre dignité corporelle. L’œuvre de Ken Currie a de quoi surprendre. Son titre : « Les trois oncologues ». L’œuvre, une huile sur toile datée de 2002 de grandes dimensions (195 cm X 253 cm) est exposée à la Scottish National Portrait Gallery d’Edimbourg. On y distingue trois médecins professeurs de haut niveau, leur nom n’a pas d’importance pour moi aujourd’hui. L’un est professeur à l’Université, l’autre chirurgien et le troisième cancérologue moléculaire. On les voit comme distraits d’un travail en cours. Celui de gauche a les mains gantées ensanglantées, le personnage central tient un outil de chirurgie et le troisième tient un dossier. Celui-ci pourrait bien être celui du malade que les deux autres sont en train d’opérer Ils sont donc surpris en pleine action. Mais ce qui trouble, c’est qu’une salle d’opération est toujours bien éclairée et qu’ici, ce sont d’épaisses ténèbres qui dissimulent un malade anonyme.
Cette inquiétante obscurité a probablement un sens. Elle représente la réalisation de toutes nos craintes, l’impuissance de la médecine dans des cas désespérés. La nuit, c’est la mort. Les mines pâles, blafardes des médecins, c’est leur fatigue et la conscience de cette même impuissance malgré les longues heures de travail. Eux-mêmes se présentent à nous comme des fantômes. C’est comme s’ils étaient entre deux mondes. Et c’est bien vrai tout de même. Ces hommes qui passent toute leur vie à combattre les maladies, qui dépensent toutes leurs forces pour sauver leurs semblables, qui luttent désespérément contre cette terrible maladie devenue, avec le sida et la faim, la tueuse la plus sanguinaire de notre époque doivent souvent faire le constat de l’échec de la science. Que leur dévouement soit remercié ! Mais ils sont aussi ces personnages que le peintre a voulu montrer comme ces fantômes aux contours vagues. Ils sont autant personnes réelles qu’entités quasi désincarnée. Perpétuellement à la frontière des deux mondes, ils ne trouvent pas le repos, comme les fantômes. Nous, vivants, les voyons comme des hommes, mais les malades, les morts peut-être, les distinguent de moins en moins. Ils restent pourtant liés au destin de chacun.
Mais pour le mort, c’est trop tard. Alors, il ne reste que nous, et c’est bien nous, spectateurs, un peu voyeurs sans doute, qu’ils observent. Ce sera peut-être votre tour bientôt. El là, la peur nous reprend. Car la société a constaté que les cancers (leur majorité, en tous cas) étaient liés à notre mode de vie et de consommation. Le tabac, l’alcool, les graisses de la nourriture, la pollution, … vous savez cela aussi bien que moi, provoque des conséquences funestes pour nos organismes. Alors les campagnes de prévention crient haut et fort les précautions que nous devons prendre. Et si nous ne les prenons pas, ce n’est pas faute d’avoir été avertis. Nous sommes alors submergés par la culpabilité vis-à-vis de nous-mêmes. Sentiment ambigu entre tous puisque nous savons ce que nous risquons. On nous dit aussi que cela n’arrive pas qu’aux autres. La preuve en est que nous sommes cernés par les malades qui se disaient aussi, pour se tranquilliser, que les autres, ce n’est pas nous. Nous en sommes tous là et personne n’est à l’abri. C’est tout le statut de la vie et de l’être humain qui est remis en cause par la maladie.
Et même si nous n’y pensons pas toujours, elle pend au-dessus de nous comme une épée de Damoclès. Heureux celui qui meurt vieux et dans son sommeil ! Ce n’est pas le cas pour le patient de nos trois médecins, ce ne le sera peut-être pas non plus pour nous et pour nos proches. Mais plus encore que la mort, c’est la souffrance qui fait peur, celle que le cri n’exorcise pas, celle qui doit vous user jusqu’à la corde et qui se rompt dans un dernier râle. Quand je vois cette toile silencieuse, je crois y entendre la fin des cris de douleur, le silence revenu et irrémédiable. … Et si ces quelques lueurs encore aperçues au dessus des deux médecins étaient l’âme du défunt ? Ce serait comme dans Don Giovanni de Mozart, au moment ou Leporello et Don Giovanni qui viennent de tuer le Commandeur chantent sur le ton d’un requiem qu’ils « voient déjà son âme partir ». Mais chez Mozart, les instruments à vent laissent planer, par leurs douces sonorités, l’espoir d’une rédemption. Ici pas de lumière rédemptrice, que le noir du néant !
Mais ce noir profond est aussi celui qui annule le temps. Ici, plus de repères, plus de géographie et plus de temps. Le néant, c’est aussi la délivrance suprême. Alors, dans le cas qui nous occupe, les médecins sont aussi, par leur échec, ceux qui libèrent enfin l’âme souffrante, ceux qui permettent à l’homme de tirer un trait définitif sur ses douleurs et ses angoisses. C’est l’idée de l’acharnement thérapeutique qui m’effleure alors. Faut-il coûte que coûte maintenir l’homme souffrant en vie, dans une vie de calvaire ? Le débat n’est pas mince.
Il n’empêche que l’œuvre est saisissante dans son actualité. Elle remue en nous les archétypes existentiels de la peur, de la mort et de la souffrance. Etrange que ce soit sur cette peinture que je suis tombé par le plus pur des hasards… !