Ave Maria

 

On a parfois prétendu que la naissance de nombreuses œuvres sacrées dans la dernière phase créatrice de Giuseppe Verdi (1813-1901) serait liée à une conversion du compositeur, tardive et jamais révélée, après une vie placée sous le signe de l’agnosticisme.


 

Verdi 1


 

Il ne faudrait cependant pas négliger les différentes parties « religieuses » que Verdi a placées au sein de ses propres opéras. Et d’ailleurs, comment un homme, qui vivait et s’était impliqué dans une société mixte, celle d’une Italie laïque en pleine formation mais hantée irrémédiablement par son passé religieux, pourrait-il agir autrement ? Qu’on se souvienne des comédies que représentent l’affrontement, certes plus tardif, entre un Don Camillo, fondamentalement chrétien mais très sensible à l’esprit même du communisme et un Peppone, porte parole d’un soi-disant modernisme mais ne parvenant pas à faire l’impasse sur son éducation religieuse. L’Italie de la fin du XIXème siècle est donc ballottée entre deux extrêmes : celui du refus de l’autorité religieuse et celui de son omniprésence. Ne dit-on pas que, dans les villages, les hommes mangent du curé à longueur de journée, mais qu’ils n’envisageraient jamais quitter le monde sans le passage obligé par l’église ? C’est un peu cette ambiguïté là qui anime Verdi toute sa vie durant.


 


 

 

A cela, il convient d’ajouter la fascination pour les personnages religieux au sein de ses opéras. Le fameux Ave Maria de Desdémone à la fin d’Otello en est un exemple parfaitement éloquent. D’une rare sincérité, d’une force extraordinaire, cette musique semble trancher avec les personnages qui représentent l’officiel de l’Eglise. En effet, le rôle terrible du Grand Inquisiteur dans Don Carlo semble en être le pendant le plus spectaculaire. Verdi a toujours été intrigué par le sentiment religieux. Ce n’est pas la pensée religieuse qu’il récuse, c’est la manière dont se comporte un clergé assoiffé de pouvoir et dont la cruauté, au risque de compromettre le message religieux, n’a aucune limite.

 

Mais il faut encore considérer l’intérêt que nourrit Verdi dans les dernières années de sa vie pour la musique ancienne, surtout pour celle des polyphonistes italiens, Palestrina en tête, et qui n’était pas un simple intérêt d’archéologue. Palestrina est souvent nommé le « Père » de la musique italienne. Verdi, dans une lettre à Hans von Bullow datée du 14 avril 1892, affirme clairement son attirance pour cette polyphonie ancienne : « Quelle chance vous avez d’être encore les fils de Bach ! Et nous ? Nous aussi, pourtant, fils de Palestrina, avons eu jadis une grande école … et bien à nous ! »

 

Et si cette volonté de citer Palestrina comme le fondateur de la musique italienne n’est pas sans laisser supposer une unité nationale plus politique qu’artistique, Verdi cherche manifestement à aller plus loin dans la conception de la musique. Lui qui, toute sa carrière, a mis en scène des intrigues reflétant la difficile condition humaine, il cherche désormais à aller encore plus loin. … Et plus loin signifie dans ce cas la désincarnation des personnages au profit d’une musique désintéressée, flottant au dessus des drames de l’humanité. Je me demande même si la notion de musique des sphères, art total, regroupant en son sein la plénitude des sentiments (religieux et profanes) n’a pas effleuré le compositeur dans ses dernières années. Il faut dire que le théâtre musical, aussi sublime soit-il, reste concret. Dans la musique religieuse, les idées se font pures et détachées des « anecdotes ».

 

N’en venons pourtant pas à croire que Verdi est un théologien. Il reste lui-même et son Requiem ou son Te Deum témoignent de la personnalité de l’auteur. On y trouve toutes les ficelles des opéras mais portées, cette fois, à un degré d’abstraction très important. Si on prend toujours en exemple son terrible Dies Irae qui pourrait s’intégrer facile
ment dans la scène tragique d’un opéra, on peut tenir le même propos au sujet de celui de Mozart. Un homme reste ce qu’il est. Le virus de l’opéra ne s’élimine pas aussi facilement.


 

Verdi Ave Maria 2
 


 

Pourtant, le 5 août 1888, Verdi lut dans la Gazetta Musicale di Milano, la revue de l’éditeur Ricordi, une charade musicale proposée par un musicien bolonais Adolfo Crescentini : une gamme irrégulière (do, ré bémol, mi, fa dièse, sol dièse, la dièse, si et do) pour laquelle il était possible d’inventer diverses harmonisations. Cette « gamme énigmatique » intrigua Verdi qui confie, l’année suivante, à son ami Boïto : « Je crois qu’on pourrait utiliser cette gamme pour composer un morceau chanté, par exemple un Ave Maria ». On en a déduit que la composition de l’Ave Maria qui fait désormais partie des Quatre pièces sacrées résultait plus d’un défi, d’un exercice de style que d’une œuvre vraiment originale et sentie.


 

Verdi Ave Maria 1


 

Mais examinons cela d’un peu plus près. Cette gamme, par ses intervalles chromatiques, offre une couleur assez grave, déchirée. Le demi-ton qui l’ouvre crée déjà cette tension encore renforcée par la seconde augmentée qui relie le ré bémol au mi. Alors, pourquoi une telle gamme dans le cadre d’un Ave Maria ? Pour Verdi, Marie, mère du Christ est une femme à la fois bénie et maudite. Bénie par le fait qu’elle soit la mère du Fils de Dieu, maudite parce qu’elle a dû vivre la Passion de son fils et sa mort sur la croix. Elle n’est, finalement, pas si éloignée des héroïnes si souvent mises en scène par le compositeur, déchirées profondément par le destin. Mais si la gamme sert donc de leitmotiv, de cantus firmus dans ce cas de figure, à cette petite pièce d’à peine six minutes, elle est transcendée par la polyphonie palestrinienne qui lui offre l’éternité.

 

La gamme montante, puis descendante est énoncée en rondes à quatre reprises ; à la basse pour commencer, à l’alto ensuite. Elle est alors transposée sur fa (à la quarte) pour son entrée au ténor et reste dans cette position pour sa dernière entrée au soprano. Verdi avait peur que le retour sur do à la dernière entrée ne vienne gâcher le naturel de l’évolution de la pièce. Pour revenir à do, il écrit alors une coda de six mesures précédées d’une grande pause qui rétablit la « tonalité » de départ par des mouvements chromatiques inouïs qui sous-entendent la gamme énigmatique.


 

Verdi Ave Maria g


 

L’harmonie de la pièce est audacieuse et le contrepoint de Verdi très complexe. Il témoigne non seulement d’une totale maîtrise des procédés d’écriture, mais aussi et surtout d’une volonté rhétorique évidente. Si le cantus firmus ne dit que les mots Ave Maria, ce sont les autres voix de la polyphonie qui développent le texte avec une efficacité extraordinaire. Le résultat est magnifique. On y ressent une impression d’intemporalité, comme si le compositeur avait réussi là l’une de ses plus sublimes héroïnes. Mais attention, il ne s’agit plus de relater une histoire, il est question ici d’en sentir l’essence. A l’écoute, on perçoit bien toute l’ampleur du propos et on est transporté au cœur même du Mystère. C’est comme si le vieux Verdi avait entrevu la rédemption de son ultime héroïne.

 

L’éditeur Ricordi arriva à convaincre Verdi de publier cette partition en même temps que sa dernière grande production dans le domaine de la musique religieuse, les trois morceaux sacrés écrits en 1896 et 1897 (Stabat Mater, Laudi alla Vergine et Te Deum) composés pour chœur mixte et grand orchestre. Mais Verdi trouvait que l’Ave Maria « a capella » n’était pas adapté à la grandeur sonore des autres pièces. Il refusa qu’il soit représenté lors de la première parisienne  en 1898. Il fallut attendre Toscanini pour que Verdi accepte d’intercaler l’Ave Maria, dans un contraste tout théâtral, entre deux pièces orchestrales.


 


 

 

Verdi avait sans doute raison. Cet Ave Maria ne ressemble à rien d’autre que lui-même. Il est comme un instant de grâce, une musique jaillie d’on ne sait où, d’une force incroyable et autonome. Il est comme la confidence d’un homme au soir de sa vie qui trouve en Marie la synthèse de toutes ses recherches et qui transcende toutes ses héroïnes. Le pont est lancé entre le monde ancien de Palestrina et le monde moderne. Verdi a trouvé la clé de la restauration de l’unité de la musique italienne … en la dépassant ! Alors … fermez les yeux et écoutez cette merveille … !