Mais Gilda n’est pas la maîtresse de Rigoletto, c’est sa fille, un enfant né d’un mariage ancien dont l’épouse est morte lorsque la fille était en bas âge. Elle ne l’a pas connue. La douleur du bouffon est telle qu’il ne lui reste au monde que cette fille chérie qu’il veut protéger du monde et des ses violences. Rapport ambigu, d’ailleurs que cette relation père/fille qui s’énonce comme un chant d’amour. Mais la jeune fille, seize ans sans doute, ne sait rien de son passé. Elle n’a pas d’identité, ne connaît pas le nom de son père, ni celui de sa mère. Recluse dans la maison, elle ne sort que pour se rendre à l’église. Mais l’être humain a un besoin irrépressible de repères identitaires. C’est en vain qu’elle cherche à questionner son père. Qui est-il ? Qui est-elle ? L’amour que lui prodigue son père est étouffant et plonge sur elle une véritable interdiction de vivre. Voilà le prototype des pères verdiens tels qu’on les retrouvera dans le rôle de Germont dans La Traviata, par exemple. Leur tessiture de baryton et le langage musical qu’ils déploient est exactement le même. Ils oppressent en se faisant passer pour des victimes. La condition de l’héroïne chez Verdi est toujours celle d’une femme bafouée, cloîtrée, sans pouvoir de décision. … Jusqu’au moment où elle se rebiffe ! Et Gilda, la jeune fille naïve rêve de romantisme et est séduite, en secret, par un jeune homme, un pauvre étudiant qui prétend se nommer Gualdier Maldè mais qui, en fait, est le Duc en personne et déguisé (Encore une fois, Don Giovanni n’est pas loin !). Et justement, là, elle cherche encore une identité en demandant le nom du jeune homme, mais la réponse est fausse.
Chez Hugo, le jeune homme se nommait maladroitement Gaucher Mahiet. Par ce prénom et la faiblesse des vers du séducteur, l’auteur voulait discréditer, une fois pour toutes, le Roi. La poésie n’est pas le propre des rois. Rien de cela chez Verdi. Le chant d’amour des deux tourtereaux n’a d’égal que le superbe air de Gilda déclarant, une fois restée seule, son amour pour le jeune homme. Ici, le bel canto refait son apparition avec tendresse, brio et intensité. On peut affirmer que Gilda est la grande victime innocente de l’œuvre. Sacrifice ultime, elle est, comme les femmes chez Verdi, un objet de désir et de mépris. Elle est l’objet du jeu amoureux du Duc, elle est l’objet de la vengeance des courtisans, la victime de la malédiction dont elle est étrangère, objet que l’on placera presque morte dans un sac, tuée pour quelqu’un d’autre, sacrifice ultime au nom de l’amour pour un homme qui ne l’aime pas. Gilda mourra comme un objet, sans savoir son nom, celui de ses parents, celui de son amant, celui de ces meurtriers ? …
Enlevée, donc par les courtisans, elle violée, séance tenante par le Duc trop heureux qu’on lui livre un si beau gibier. Tout cela se passe au nez et à la barbe de Rigoletto dont l’impuissance n’a d’égale que son inquiétude, sa terreur même. Son ciel bleu, même nocturne, disparaît avec la même violence que celle qu’il cautionnait dans son service de Bouffon. La tempête gronde en lui, le désir de vengeance et le poids de la malédiction le font hurler de douleur. La fin du deuxième acte ramène Monterone, arrêté lors de sa malédiction, il va être exécuté. Il proclame encore ses sentences, mais Rigoletto, désormais victime comme lui, jure de le venger, d’autant que Gilda, malgré l’affront, reste amoureuse du Duc qui, déjà, semble passer à d’autres conquêtes.
La vengeance de Rigoletto prend forme avec le troisième et dernier acte, presque vériste dans son misérabilisme. Il engage un tueur à gages pour se débarrasser du Duc. Juste après l’air insouciant « La Donna è mobile » qui voit le Duc se rendre chez Sparafucile (le tueur) pour séduire sa sœur Maddalena, Rigoletto veut prouver à sa fille l’immoralité de celui qu’elle aime. Ils observent tous deux la scène de débauche par une lézarde dans le mur de la maison. « Ta sœur et du vin ! » réclame le Duc au grand désespoir de Gilda. La censure, trouvent cette tirade indécente exigea de la modifier en « Une chambre et du vin », qui est généralement adoptée encor
e aujourd’hui.
Là, dans une tempête terrible, à l’image de la rage de Rigoletto, le Duc doit être poignardé, en échange d’une somme d’argent, et livré, dans un sac, à Rigoletto. Mais Maddalena est à son tour séduite par le jeune homme et parvient à convaincre son frère de l’épargner. Pour livrer tout de même un cadavre au commanditaire, ils décident d’assassiner la première personne qui frappera à leur porte. C’est là que, par amour et en l’absence de son père, Gilda se sacrifie, frappe à la porte, est poignardée et remise à Rigoletto dans le dit sac. La jubilation de Rigoletto est terrible lorsque l’assassin lui remet le sac. Il se dirige vers le fleuve pour l’y engloutir en l’insultant. Mais il entend au loin la chanson du Duc « La Donna è mobile » qui prend alors toute sa dimension de malédiction. Il n’est pas mort, le scélérat ! Qui donc est dans le sac ? Il y découvre Gilda en train de mourir. Un dernier duo, quelques mots encore et elle rend l’âme, laissant Rigoletto hurler d’une triple douleur : celle de la perte de sa fille, de son humiliation profonde, de la malédiction aboutie où il en est arrivé à être la cause de la mort de sa propre fille. Le rideau tombe comme un couperet, comme un destin inéluctable, terrible, les spectateurs restent sous le choc.
Rigoletto, nous le voyons, c’est un condensé des passions et des tragédies de Verdi. Œuvre très forte, le compositeur prétendait que c’était sa meilleure œuvre, tous les aspects sociaux et politiques sont abordés. Le pouvoir et les droits qu’il octroie, la critique des hiérarchies et de toutes ses hypocrisies, la faiblesse de l’être humain, depuis sa méchanceté fondamentale jusqu’aux sentiments les plus nobles et archétypaux, l’innocence de la jeunesse et la condition de la femme dans de telles sociétés, la malédiction et la loi morale dont seul le Duc semble à l’abri (à l’inverse de Mozart, d’ailleurs), les relations parents/enfants, etc. sont pour Verdi et son librettiste les raisons fondamentales qui leur ont fait choisir cette intrigue mal aimée de Victor Hugo.
La musique est d’une infinie richesse et si les trois actes sont encore subdivisés en de nombreuses scènes qui comportent leurs récitatifs, leurs airs de bravoure et les cabalettes de toutes beautés, l’œuvre est d’une unité et d’une homogénéité confondante. Il n’y a aucun temps mort et les événements se succèdent avec un naturel incroyable qui fait de ces deux heures de musique un instant fulgurant qui nous bouleverse profondément. L’orchestre y est également pour beaucoup et transmet une bonne part des émotions de l’œuvre avec une rhétorique tout à fait exceptionnelle. Ecoutez, par exemple, le prélude du troisième acte, sombre, grave et méditatif, abattu comme un arbre, dans sa désolation profonde qui est celle de Rigoletto lui-même. On a certes affaire ici à l’un des plus grands Verdi.
Alors, populaire ? Certes, mais pas dans le sens qu’on voudrait lui donner. Au-delà de la légèreté qui est la cellule de base de l’œuvre, c’est une tragédie fondamentale qui s’opère ici. Celle qui pourrait, mutatis mutandis , pourrait se dérouler en tout temps, dans tous les milieux et en toutes régions. C’est ce qui fait l’actualité brûlante d’un sujet comme celui-là. Il est éternel et condense les passions humaines avec un naturel qui nous touche dans ce que nous avons de plus profond. Il est donc bien populaire. Mais je crois que vous n’écouterez plus jamais « La Donna è mobile » de la même manière à la lumière de l’œuvre dans sa globalité.