Rigoletto (I)

 

Me voici de retour sur le blog malgré quelques soucis informatiques. Je n’ai pas encore achevé le transfert sans dommage de tous mes fichiers de musique sur le nouvel ordinateur. Mais cela se fera progressivement. En attendant, j’aimerais revenir sur une conférence que je donnais hier soir au Petit Théâtre de Liège sur Rigoletto de Verdi, bientôt au programme de l’Opéra Royal de Wallonie. Deux billets consacrés à ce chef d’œuvre immortel.


Verdi au piano


Rigoletto, composé pour Venise en 1851, est le premier volet de ce que l’on nomme couramment  la « Trilogie populaire » de Giuseppe Verdi. Précédant de peu Il Trovatore et La Traviata, Il témoigne d’un compositeur au sommet de son art. Les sujets qu’il décide de mettre en œuvre sont assez différents de ses œuvres précédentes. Sujets moins historiques, basés sur quelques piliers mélodiques, décrivant des situations qui pourraient arriver à n’importe qui, ces opéras populaires font mouche et récoltent, dès leur création, un succès qui ne sera jamais démenti. 

Le compositeur qui avait trouvé, dans Le Roi s’amuse de Victor Hugo, un magnifique sujet à exploiter dans la veine de ses nouvelles tragédies, était bien conscient des ficelles qu’il fallait tirer pour transmettre toute l’ampleur d’un drame mal compris à l’époque et victime d’une injuste censure (voir à ce sujet : http://jmomusique.skynetblogs.be/post/7704241/le-roi-samuse ). Lisons ce qu’il disait à Antonio Somma en 1853 à propos de Rigoletto : « Il y a des positions très puissantes, de la variété, du brio, du pathétique : toutes les péripéties naissent du parsonnage léger, libertin, le Duc, de lui viennent les craintes de Rigoletto, la passion de Gilda, etc. » 

Cette légèreté, on la trouve dans l’air le plus fameux de l’œuvre, lorsque le Duc chante avec désinvolture le très célèbre « La Donna è mobile », au début du troisième acte. Verdi savait tellement bien le succès populaire de cette chanson qu’il avait interdit aux musiciens et au personnel du théâtre de siffler ou de fredonner l’air en dehors des répétitions avant la première représentation. Cet air est devenu si populaire qu’on le trouve associé au monde publicitaire, désignant, le plus souvent des produits italiens. Il est devenu le vrai symbole de l’opéra et de la séduction italienne. Il faut dire que sa forme est d’une déconcertante simplicité, chanson composée d’un refrain sans couplets. La mélodie, jouée à l’orchestre et reprise à plusieurs reprises par le ténor s’ancre aisément dans notre mémoire et nous tarabuste comme un véritable ver musical qui tourne en boucle dans notre cerveau.


Verdi Rigoletto donna e mobile partition


 

Mais cette légèreté n’est guère le but de l’opéra et, une fois extraite de son contexte, la chanson perd toute son identité. Elle est le vrai symbole de la tragédie en ce sens que le Duc est la cause de tous les drames qui se jouent dans l’œuvre. C’est un homme désinvesti de ses propres responsabilités qui se livre continuellement à ses plaisirs ravageurs en oubliant la raison d’état et une pudeur qui doit préserver les hommes d’un tel rang. C’est d’ailleurs bien cet aspect psychologique qui a déchaîné la critique et la censure tant chez Hugo que chez Verdi. Représenter un homme à responsabilités dépravé, vous n’y songez pas !


 


 

Et pourtant, Verdi, qui voulait, dans un premier temps conserver les personnages hugoliens, a bien du se plier aux exigences des autorités en changeant tous les noms et en faisant
du personnage écrasant de François Ier un Duc de Mantoue imaginaire, n’impliquant donc pas les familles descendantes. Ainsi, Triboulet devient Rigoletto, Monsieur de Saint-Vallier devient Monterone, Blanche devient Gilda. Il n’empêche, en replaçant les personnages dans des milieux moins importants que la pièce de Hugo, Verdi crée un drame plus populaire, plus proche des gens, de ses auditeurs.
 

Pourtant, le personnage le plus important de l’œuvre n’est pas le Duc, même si tout jaillit de lui. C’est bien Rigoletto, le bouffon difforme. Le cadre de l’action se déroule certes à la cour, dans un monde hostile, surfait et hypocrite, mais le rôle du fou du Duc est particulier. Il est violent, cruel, se permet de tout dire sans ménagement et est ainsi détesté de tout l’entourage du Duc, les courtisans et notables. Pourtant, ce Rigoletto est déchiré comme tout homme romantique, entre deux vies. En privé, il n’est plus le même, il a un secret, sa jeune fille Gilda, son refuge d’humanité. Comme d’ailleurs, les rôles sont inversés… ! Le jour, il est ce personnage haïssable, mais la nuit, il devient le tendre père assoiffé d’amour. C’est bien cette double vie et cette alternance du jour et de la nuit qui est le nœud de la tragédie. Car jusqu’ici, pas encore de trace de dramaturgie intense. Mais si nous revenons à la fameuse chanson du Duc, et qu’on l’écoute bien jusqu’au bout, on distinguera que sa fin, sa conclusion déploie un motif un peu plus inquiétant en rythmes pointés qui trouve son origine dans le thème du prélude de l’œuvre, le thème de la malédiction.


Verdi Rigoletto, Thème de la malédiction


 

Le mot est lancé : malédiction. Le prélude, très bref au demeurant, de l’opéra déclame de larges sonneries de trompettes en rythmes fatidiques. Ce sont les thèmes de la malédiction accompagnés par de grands accords dissonants de l’orchestre. Ils annoncent l’entrée fracassant de Monterone, une basse profonde, qui vient accuser publiquement le Duc d’avoir violé sa fille et déshonorer sa famille. Il s’impose d’emblée comme un nouveau Commandeur et les allusions au Don Giovanni de Mozart n’échappera à personne. Il s’exprime sur un ton de sentence, déployant ses rythmes pointés, ceux du prélude. Don Giovanni, c’est le Duc, Rigoletto, c’est un Leporello moins drôle que celui de Mozart. Comme ce dernier nargue de manière insolente le représentant de l’ordre moral, Monterone maudit le Duc et son fou. Cela n’a aucun impact sur le séducteur, par contre le bouffon est hanté par la malédiction. Verdi et son librettiste Piave sont là tout à fait fidèles au texte de Hugo. On arrête Monterone et la vie continue. Verdi a donc placé son intrigue sur le terrain de la morale, comme il le fera tout le reste de sa vie.



 

 

Mais les courtisans détestent ce bouffon ridicule, méchant et difforme. On a repéré son manège. Le soir, il se rend en secret dans une petite maison bourgeoise pour y rencontrer une maîtresse, dit-on. Le comble de la vengeance serait d’enlever la maîtresse de Rigoletto et de la livrer aux passions dévorantes du Duc. Le coup est organisé.

A suivre demain…