Rédemption ! (1)

 

Je donnais, il y a quelques jours, une conférence à Namur, à l’IMEP (Institut Supérieur de Musique et de Pédagogie), sur une œuvre de César Franck peu connue, un grand oratorio pour mezzo soprano, chœur et orchestre, Rédemption. L’œuvre avait été interprétée il y a peu par les Chœurs de Namur (qui comprennent ceux de l’IMEP) et l’Orchestre philharmonique de Liège dirigé par Pascal Rophé à Liège et à Bruxelles. Et puisque les étudiants allaient reprendre cette œuvre pour leur concert de Pâques, ils m’avaient demandé de venir leur en parler. Ce texte que je publie en deux jours (aujourd’hui et demain), sommaire, malgré sa longueur, par rapport à la conférence, pourra peut-être leur servir d’aide-mémoire au moment de leur nouvelle interprétation. Je le leur dédie donc ce billet et les remercie de tout cœur pour leur sympathie.


 

Franck, salle de l'imep
 Namur, Salle de l’IMEP


 

Rédemption. Voilà un mot qui peut, aujourd’hui trouver une résonance désuète ! Pourtant, il constitue l’un des leitmotivs les plus présents dans le romantisme artistique. Utilisé dans la Bible comme un terme de droit, il signifie d’abord « rachat ». Du latin « redimere », d’où « redemptio », on en trouve trace dans l’Exode sous ces mots amusants pour nous aujourd’hui : « Si un bœuf encorne un homme ou une femme et cause sa mort, le bœuf sera lapidé et l’on ne mangera pas la viande, mais le propriétaire du bœuf sera quitte. Mais si le bœuf donnait déjà de la corne auparavant, et que le propriétaire, averti de cela, ne l’a pas surveillé, s’il cause la mort d’un homme ou d’une femme, ce bœuf sera lapidé et son propriétaire sera mis à mort. Si on lui impose une rançon, il devra donner pour le rachat de sa vie (sa rédemption) tout ce qui lui est imposé » (Exode, 21, 28-32). Le mot est donc synonyme de pardon, de rachat des fautes. On le trouve alors associé dans l’Ancien Testament au rachat d’Israël par Dieu de la servitude en Egypte, puis, dans le Nouveau Testament, il prend le sens que nous lui connaissons aujourd’hui en désignant, par la mort du Christ sur la Croix, le pardon pour l’homme et la rémission de ses péchés. 

Mais ce sacrifice du Christ est le résultat du libre arbitre du fils de Dieu et, en conséquence, d’un geste profond et universel d’amour. C’est là que la notion intéresse les romantiques, dans la libération de l’homme par l’amour, comme on la trouvera dans les philosophies de l’époque et une bonne part des œuvres d’art, qu’elles soient littéraires, picturales et musicales. Pensons à bon nombre d’opéras du XIXème siècle qui décrivent le sacrifice du héros et plus encore de l’héroïne au nom de l’amour qui devient rédempteur. Car le romantisme, qui cultive avant tout le culte de l’individu, développe une nouvelle vision de la divinité. Non pas que l’homme soit désormais un mécréant, mais les visions anthropomorphes des siècles passés s mutent vers une représentation plus abstraite de Dieu. Il n’est plus le terrible monsieur barbu des peintures, il est la Nature toute entière. Cette tournure de plus en plus accusée vers le panthéisme est déterminante dans l’art qui cultive le paysage, l’évocation de la nature qui devient une sorte de divinité absolue. Le but de l’homme romantique est de se fondre dans cette Nature au sens large qui évoque aussi bien le cosmos tout entier que l’arbre de la forêt. Ainsi, la nature prend désormais un « N » majuscule. Elle représente le tout ultime dans lequel il faut s’anéantir. Mais participer à la Nature est un acte de foi exceptionnel qui ne peut être détaché du renoncement total à soi, soit un geste d’Amour total. Voilà comment l’Amour devient le véhicule de la Rédemption qui s’opère pour l’homme au sein de la Nature.


 

César Franck Portrait


 

Vous pourrez me rétorquer que tout cela est bien loin de César Franck (1822-1890) qui semble être un homme animé par une foi bien traditionnelle. Et pourtant ! De nombreux indices permettent de constater que cet homme animé d’une foi sincère et profonde, ne fonctionnait pas autrement que ses pairs. Il était issu d’une double culture à la fois germanique par sa mère et wallonne par son père. Né à Liège, il avait montré très vite des dons exceptionnels pour la musique et son père voulait les exploiter (un peu comme Léopold Mozart l’avait fait avec son fils). On dit même que César était aussi virtuose que Liszt et pouvait rivaliser avec n’importe quelle vedette pianistique du temps. Mais pour parfaire ses études entamées aux touts débuts du Conservatoire de sa ville, il s’oriente vers Paris où il fait merveille. Il y décroche les premiers prix d’orgue et de composition et devient vite un personnage incontournable du monde musical parisien. Ce qui frappe d’emblée ses condisciples et, plus tard, ses élèves, c’est sa profonde gentillesse et son souci permanent d’aider son prochain. Sa bonté extrême jouera d’ailleurs contre lui dans un monde impitoyable. Il fera une carrière remarquée en tenant pendant plus de trente ans les nouvelles orgues Cavaillé-Coll de Sainte Clothilde à Paris, en enseignent l’orgue au Conservatoire de Paris et en étant membre fondateur, puis président de la Société Nationale de Musique. C’est pour ces postes officiels, qu’à l’âge de Cinquante ans, en 1873, il prend la nationalité française. En tant que compositeur, ses grands succès tarderont  et ce n’est qu’en 1880, avec son fameux Quintette pour piano et cordes qu’il sera enfin reconnu comme l’un des grands auprès du public français. Suivront la Symphonie et la Sonate pour violon et piano qui sera l’une des inspirations de Proust pour sa Sonate de Vinteuil. Sa mort résulte d’un accident de fiacre et des complications de santé qui ont suivi.


 

franck maison natale à Liège
 Maison natale de César Franck à Liège


 

Toujours est-il que tous étaient d’accord pour reconnaître la dimension extraordinaire du discret personnage. On le nommait le « Pater seraphicus », comme s’il était à la fois un père pour tous ceux qui le fréquentaient et un ange par la dimension morale de sa personnalité. Ce portrait digne d’un conte de fées pourrait faire oublier que l’homme était aussi un personnage profondément romantique pour qui les questions existentielles avaient de l’importance. Ainsi lorsqu’il compose son cinquième oratorio, Rédemption, sur un texte très faible, il faut le signaler, d’Edouard Blau sur un argument pensé par le compositeur lui-même, il a peut-être conscience d’être au cœur même des grandes préoccupations spirituelles de son temps que Richard Wagner, entre autres, s’appliquait à véhiculer de manière plus profane à travers ses opéras. Ses élèves, Vincent d’Indy et Henri Duparc voudront, en tous cas en défendre la pertinence. On doit à César Franck une véritable résurrection de la musique française qui allait porter ses fruits jusqu’à des artistes aussi essentiels que Camille Saint-Saëns, Gabriel Fauré, Claude Debussy et Maurice Ravel… et ce jusqu’au très croyant également Olivier Messiaen. Son œuvre est certes inégale mais toujours forte et sincère et les formes qu’il utilise redonnent vie à de nombreuses techniques du passé comme la fugue, le canon, le choral, le prélude et l’oratorio. Est-il alors un classique comme certains musicologues cherchent à le prouver ? Non pas ! Car l’homme romantique est celui qui plie la forme à sa propre pensée, qui intègre sa vision du monde à ses œuvres et s’exprime en individu. Franck, dans son langage, est profondément romantique.


 

Franck, Orgues de Ste Clothilde
 Grandes orgues de Sainte Clothilde à Paris


 

Car l’une des caractéristiques profondes de son style se trouve dans la généralisation des procédés cycliques (ce que j’aime présenter avec humour comme le cyclisme musical). La forme cyclique a un but avoué : celui de renforcer l’unité de l’œuvre. Celle-ci se présente désormais comme un organisme vivant en mutation perpétuelle. Si le procédé est ancien et qu’on en trouve des traces tant chez Corelli que chez Bach, Beethoven, Schubert et Wagner, Franck est le premier à le systématiser en le démarquant du leitmotiv wagnérien. Cette nouvelle vision de l’œuvre est issue, du moins en partie, d’un ouvrage de Goethe qui, à la fin du XVIIIème siècle, avait étudié la métamorphose des végétaux. Il avait remarqué, ce qui est une évidence pour la science d’aujourd’hui, que de la graine à la fleur, l’identité des végétaux, et par extension, des êtres vivants restait identique. Tout était donc métamorphose à partir d’une cellule première. C’est ainsi que dans son écriture musicale, Franck va généraliser l’emploi d’un thème générateur, susceptible non seulement de créer des avatars, mais aussi de se développer au cours du temps. Car c’est bien là l’essentiel. C’est la perception d’un temps linéaire qui ne rebrousse jamais chemin, celui de la vie telle que nous la concevons aujourd’hui. Or ce parcours dans le temps et la vie est autant psychologique que technique. L’œuvre de Franck procède donc comme un véritable voyage initiatique sur la base d’une cellule de base. Cellule plus ou moins développée d’ailleurs entre le grand thème, phrase musicale emblématique ou la récurrence d’un motif bref constitué d’intervalles identitaires (comme la tierce dans la sonate pour violon, par exemple). Les transformations du thème se font par les techniques de transposition, de développements, de renversements, d’augmentations et de diminutions rythmiques et même par des verticalisations (un motif de notes devient un accord). Toutes ces techniques permettent, dans leur application, une véritable transcendance de la forme, une rédemption technique et psychologique censée apporter la plénitude de l’œuvre au-delà des textes qu’elle met en œuvre.   

Tous ces procédés s’intègrent à une écriture très colorée remplie des subtiles nuances du chromatisme. Là encore, certains moments de l’œuvre de Franck peuvent faire penser à Liszt ou à Wagner. Ces divagations très organisées à travers les tonalités permettent de donner à la musique une couleur transitoire. En fonction du discours, de la rhétorique, Franck optera pour un langage chromatique ou diatonique.  

A suivre…