Scène de genre ?

 

Lorsque Rembrandt réalise son célèbre Bœuf écorché en 1655, il a sans doute conscience de donner au langage pictural une nouvelle dimension. Déjà sa technique se transforme. Il préfère désormais au caractère lisse et poli de la peinture aux partages harmonieux du clair-obscur, la couleur chargée, étalée à la palette, les masses empâtées qui forment saillies et reliefs. Mais si les moyens techniques se développent, il ne s’agit pas là de créer gratuitement un nouveau mode d’expression scandaleux pour les observateurs de son temps et parfois encore difficile à soutenir pour nos contemporains.


Rembrandt, Le boeuf écorché, 1655

Rembrandt, Le Boeuf écorché, 1655


 

Plus de dix ans auparavant, le peintre avait déjà réalisé un tel sujet. Mais il était encore relégué aux scènes de genres. On pouvait observer un bœuf écorché et pendu par les pattes arrière, nettoyé de ses boyaux et prêt pour la boucherie tandis qu’une jeune femme, absorbée par des tâches domestiques, ne jetait de regard ni sur la bête morte, banalité de sa vision quotidienne, ni sur nous, spectateurs gênés par cette débauche de chair.


Rembrandt, Le Boeuf écorché, première version vers 1640
Rembrandt, le Boeuf écorché, première version, vers 1640


 

Ici, c’est tout autre chose ! Et il va sans dire que notre première action visuelle est de trouver la jeune fille, placée, dans la construction de la toile, de telle manière que notre regard ne puisse l’éviter. Mais là où la première version nous laissait dans l’indifférence face à cette travailleuse, ici, elle nous interpelle. Que fait-elle ? Rien ! Surveille-t-elle le bœuf ? Il semble que non. Ce qu’elle regarde, c’est l’endroit du peintre, aujourd’hui spectateur, hors de la toile. Son visage dessinerait peut-être une expression ambiguë, entre un léger sourire accueillant et une insolence perturbante. Elle nous invite à entrer dans la toile, à laisser glisser notre regard sur ce que nous aimerions éviter, la carcasse sans vie du bœuf que, peut-être, nous mangerons.


Rembrandt, Le boeuf écorché, 1655 détail 3

Détail de la version de 1655


 

Il faut bien avouer que le sujet est audacieux et sort du cadre strict des scènes de genre ou des natures mortes animales généralement si douces au regard. Ici, tout est fait pour que l’éclairage et les couleurs violentes qui en résultent ne laissent aucun doute à notre esprit. Le mot qui survient alors, c’est sanglant … mais il n’y a pas de fleuve de sang, tout au plus quelques races rouges dans les entrailles. Pourtant, cet éclairage crépusculaire est bien en rapport avec le sujet. La viande de boucherie, celle que nous voyons au moment où nous la mangeons, nous choque peut-être encore plus aujourd’hui qu’autrefois. Nous sommes des adeptes de la consommation des viandes achetées en magasin et en boucherie. Ainsi, nous ne voyons plus ces étapes préalables au steak que nous avons dans notre assiette. Même nous ne les imaginons pas. Si une bonne part de la population de l’époque du peintre élevait, tuait, dépeçait et découpait l’animal avant de le cuisiner pour son propre compte, les bourgeois et les nobles, à qui sont destinées ces peintures, n’en avaient pas plus l’idée que nous-mêmes. La conséquence est simple. Les destinataires de l’œuvre ont dû être choqués eux aussi. 

Mais pourquoi donc un tel étalage de chair et une telle violence du propos qui, sous certains aspects, n’ont rien à envier aux expressionnistes allemands du début du XXème siècle ? C’est justement là que la jeune fille peut nous aider à percer l’énigme … une énigme ? Non, pas vraiment, un parcours intérieur. Ici, Rembrandt ne cherche pas à nous faire partager le fruit de ses connaissances anatomiques comme il a pu le faire par ailleurs. Il veut, tout simplement, nous faire réfléchir un peu. C’est à cela qu’invite la mystérieuse personne dont on ne distingue, finalement que peu de chose.


Rembrandt, Le boeuf écorché, 1655 perspective


 

Le sujet est traité dans une perspective qui montre l’angle de vue du peintre par rapport à son modèle. Le point de fuite se situe hors de la toile, dans le prolongement de l’obscurité à droite. Pas de vision plus lointaine donc. On se souvient qu’une bonne part des messages dispensés par la peinture de genre de la Renaissance trouvait, dans le point de fuite, une rhétorique explicative. Rien de cela ici, seulement le néant, le noir de plus en plus absolu. Nous sommes donc ramenés au sujet lui-même que le peintre nous oblige littéralement à observer. L’animal nous parle donc de la mort dans la souffrance et les entrailles déployées semblent, malgré la mort, encore hurler une douleur effroyable. On nous montre ici tout ce qu’on désire ne pas regarder en face, la mort qu’incarne ce bœuf qui lui donne chair. Dans cette salle obscure, la vie et la mort se confondent.  

Cette dernière observation est essentielle car c’est bien de l’animal que vient la lumière. Procédé paradoxal, certes, un mort ne génère pas de lumière … sauf, peut-être, chez … Rubens. La fameuse Descente de Croix conservée à la cathédrale d’Anvers et dont je vous ai déjà parlé procède du même effet. Le Christ mort est descendu à grand peine de la croix par ses amis les plus proches. Mais la lumière vient du cadavre, pas de l’extérieur. Le message de la mort du Christ est, pour Rubens, la lumière, la rédemption pour l’homme. Cette manière d’encore illuminer l’environnement et d’apporter la lumière aux hommes est typique de la rhétorique de Rubens.


09. Descente de croiX Rubens
 Rubens, La Descente de Croix


 

Mais comparer la Descente de Croix au Bœuf écorché peut vous sembler blasphématoire de ma part … Pourtant, soudain l’idée admise et le nouvel examen de l’œuvre, on ne peut que constater d’autres convergences. Le bœuf est attaché à la potence, les pattes arrière écartelées. Comme dans une crucifixion inversée. La lecture de l’œuvre devient alors symbolique car la crucifixion et les martyrs sont les seuls sujets qui justifient, dans la peinture classique, l’apparition de la chair. Le corps du Christ, martyrisé, y est mis en avant dans toute sa souffrance pour bien faire passer l’idée que Christ était un homme comme vous et moi. Tout cela intensifie la valeur sacrificielle de l’Incarnation et le geste d’amour divin. 

Alors, si notre bon bœuf est réellement mis en croix, c’est qu’il représente pour le peintre un sujet de pitié et une humble figure de la souffrance à laquelle chacun peut, finalement, s’identifier. Mieux encore, en souvenir du Christ qui disait, lors de la dernière cène : « Prenez et mangez, ceci est mon corps, livré pour vous et pour la multitude en rémission des péchés », ce bœuf, livré à la boucherie pour être mangé par les hommes, est le vecteur de la vie. Manger la viande permet de vivre… et qui dit repas, chez les croyants, dit prière de remerciement à Dieu. Certaines familles chrétiennes font encore la prière avant chaque repas … 

Mais on sait aussi que Rembrandt, dans les années 1650 a été tourmenté par une crise morale profonde, que des soucis financiers et des créanciers le poursuivaient devant des tribunaux, bref qu’il vécut, à cette époque, une période de solitude profonde. En ce cas, le bœuf serait aussi une forme d’autoportrait souffrant, meurtri et disloqué, image certes décalée et travestie, mais ô combien expressive. Toutes ces hypothèses se regroupent sans doute dans l’œuvre qui ne peut laisser indifférent aucun spectateur.


Rembrandt en 1661 autoportrait
 Rembrandt, autoportrait, 1661


 

Et justement, cette confrontation de la vie et de la mort va non seulement choquer et toucher les spectateurs, mais aussi les peintres. Ainsi, on ne compte plus les adaptations de cette toile à travers les siècles. Mais le XXème siècle, tourmenté par l’histoire de l’homme en pleine tragédie, donnera de nombreuses variantes qu’il conviendrait d’analyser en détail. Francis Bacon (1909-1992) peintre, lui aussi, d’un bœuf écorché disait à ce propos : « J’ai toujours été très touché par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et pour moi, elles sont liées étroitement à tout ce qu’est la Crucifixion … C’est sûr, nous sommes de la viand
e, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal
 ». Voici, en vrac, quelques œuvres s’inspirant du Bœuf écorché de Rembrandt…


marc-chagall-le-boeuf-ecorche-1947
Marc Chagall 


 

francis-bacon-figure-with-meat-1954

Francis Bacon


john-deakin-bacon-with-meat-1960

John Deakin


 

Au risque d’avoir suscité en nous des réflexions plus profondes qu’on n’aurait plus le croire d’abord, admettons que le regard ambigu de la jeune fille et son invitation à entrer, non pas dans la toile, mais en nous valait le détour. Je crois que son rôle est de nous attraper intérieurement et de nous obliger à nous confronter à nous-mêmes, à nos craintes et nos démons. Deux possibilités s’imposent à nous : fuir et tourner la page en refusant le choc intérieur ou accepter une réflexion qui peut nous mener loin. Si vous lisez ces derniers mots, c’est que vous avez choisi la seconde option … bravo !