« Boris est en proie à des émotions intenses, il est déchiré à cause de la mort de cet enfant ; celui qui tue a derrière lui toute une histoire qu’il faut essayer de comprendre. Sa fragilité est très importante … Interpréter le personnage, c’est être capable d’entrer en lui, de vivre ses émotions … Moussorgski écrit pour la parole, les notes sont toujours justes et la musique est tellement forte ! La scène de la mort de Boris est l’un des plus grands moments de l’art lyrique… Mes larmes commencent à venir lorsque je dis : « Je suis le Tsar » … L’émotion est si intense qu’un jour, pendant quelques secondes j’ai eu un malaise. Le chanteur établit un parallèle entre Philippe II, Don Giovanni, Boris Godounov et Don Quichotte qui, tous, sont à la recherche d’une vérité ». Ruggiero Raimondi (France Musique, 2003)
Les propos du grand chanteur qui incarnera Boris à l’Opéra Royal de Wallonie très prochainement laissent sous-entendre que les facettes psychologiques de Boris ne sont pas aussi simples chez Moussorgski que chez Pouchkine. Gros plan sur ce tsar hors du commun.
Le tsar de Pouchkine diffère de celui de l’histoire. C’est l’effet du relief que l’art de l’écrivain apporte aux personnages qu’il fait revivre. Pouchkine adopte la thèse de l’usurpateur meurtrier (pour rappel, voir billet http://jmomusique.skynetblogs.be/post/7891837/boris-godounov-1 ); peu lui importe que la vérité historique ait été interprétée ou révisée. L’essentiel lui paraît être que les situations sont vraisemblables et les dialogues vrais. Boris Godounov est un drame historique, une chronique présentée sous forme de dialogue en prose ou en vers libres. L’auteur traite donc tous les personnages sans s’attarder sur aucun d’eux. Tous se retrouvent dans l’opéra. Mais il manque à la fresque de Pouchkine la foule du peuple russe que Moussorgski utilisera comme un véritable personnage soutenant le tsar ou, au contraire, s’opposant à lui.
Le Boris de Pouchkine est un souverain majestueux, imposant, sûr de lui. Il a conscience d’avoir rempli sa mission et c’est en toute sérénité qu’avant de mourir, s’adressant à son entourage, il se dit satisfait de l’œuvre accomplie et demande pardon pour ses fautes et ses péchés. Il ressent et exprime un sentiment de culpabilité pour le meurtre du tsarévitch Dimitri mais, même si ses nuits sont perturbées par son souvenir, il refuse de se laisser envahir par les remords et la peur. Il parvient à dominer ses craintes. Lucide et apaisé, il fait ses recommandations politiques à son fils. Il ne perd jamais la raison.
Le personnage de l’opéra est beaucoup plus complexe, plus tourmenté, en un mot beaucoup plus humain. Ecrasé sous le poids de la culpabilité, il va sombrer dans la folie. Si le livret de Moussorgski est tiré de Pouchkine, le compositeur va modifier les proportions des tableaux en fonction de l’art lyrique. Si les intrigues sont les mêmes, la disposition et l’ampleur des sept ou neuf scènes selon la version utilisée resserrent les vingt-trois scènes de l’œuvre de Pouchkine.
Pouchkine en 1827
A vrai dire, peu de personnages du théâtre lyrique sont aussi riches que Boris. Il a grande allure et fière prestance, il est aimable et diplomate, séducteur même. Son intelligence est vive et son jugement sûr. Mais son ambition en a fait un meurtrier ! Son obsession d’accéder au pouvoir suprême fait de lui un odieux criminel responsable de la mort de l’enfant désigné pour devenir tsar. Le principe de la dualité humaine si typique de l’esthétique romantique et de l’introspection de l’individu col
le parfaitement à un compositeur qui est lui-même balloté entre des affects de différents types. L’intense expression de cette dualité était en effet le gage du succès de l’œuvre dans une Europe encore bien versée dans ces considérations. Avec les développements de la psychologie et les philosophies de l’être et de sa place au sein de la nature, Boris se présentait comme l’étalon de la souffrance et de la culpabilité humaine.
Serge Diaghilev, en relatant une représentation de Boris Godounov à Paris écrit : « Lors de la scène de la mort de Boris, quand parurent les moines ascètes portant des cierges et qu’on entendit Boris prononcer ses dernières paroles adressées à son fils, la salle fut anéantie. Le sort de l’opéra russe à l’étranger était alors assuré ».
Boris et Ivan le Terrible par Ilya Repin
Du début à la fin de l’opéra, pourtant, l’évolution des troubles mentaux de Boris correspond à une évolution « clinique ». Le meurtre a fait entrer cet homme tellement humain dans un univers morbide où la culpabilité de la faute dépasse tout le reste de sa pensée. Le remords est là, permanent, de plus en plus envahissant. Il s’ajoute au sentiment de solitude que doit ressentir l’homme d’état qu’il est. L’état clinique initial est celui d’une profonde mélancolie accompagnée d’anxiété provoquant angoisses et troubles du sommeil (cauchemars et insomnies). Le thème de la culpabilité est bien présent. Tous les événements extérieurs qui se produisent ont pour effet, dans cet esprit malade, d’accentuer le souvenir douloureux de la faute. Chaque récit d’un protagoniste augmente la conscience de l’horreur de son crime. Par suite de chocs émotionnels continus, sa mélancolie initiale évolue donc progressivement vers le délire et l’hallucination. Il finira par en mourir. Comme le disait le chef d’orchestre James Conlon, il meurt de « mauvaise conscience ».
Seul l’opéra met en scène cette folie. La partition, et c’est là le pouvoir de la musique, souligne d’une façon inouïe cette funeste évolution. Ce sont les procédés de leitmotive et les orchestrations uniques qui provoquent cet équilibre exceptionnel. En ce sens, les versions originales de l’œuvre sont toujours à préférer et ce que Rimski-Korsakov trouvait trop rude n’est, en fait, que l’illustration de cette évolution psychologique qui doit devenir insoutenable. Les éléments de la dualité évoqués ci-dessus en arrivent à se déchirer avec une telle force que personne ne reste insensible aux souffrances mortifères de Boris. Bourreau devenu victime ? L’idée de Moussorgski est encore plus subtile que cela.
Scène des hallucinations Le compositeur accentue les traits du tsar, et adopte de longs textes pour qu’il soit crédible. Mais ce n’est pas tout ! le rôle du cœur, les tessitures des voix des divers solistes et les timbres orchestraux, tout est conçu pour réaliser le parfait équilibre dramatique. Car l’homme Boris ressent (de manière imaginaire ou non, peu importe) la pression de tout l’entourage. Sa condition est de moins en moins supportable. Toutes les inflexions vocales ont ce but ultime, dire la vérité de Boris. C’est bien en ce sens que Raimondi trouve dans la mort de Boris l’un des moments les plus essentiels de toute l’histoire de l’opéra.
Moussorgski est Boris et découvre, au fil du poème et de sa mise en musique une personnalité qui lui ressemble (même si Moussorgski n’était pas tsar et n’a, à ma connaissance, tué aucun être humain). Mais toute la pensée du compositeur est centrée sur les valeurs qui défilent et s’entrechoquent dans Boris. Toute sa morale et sa philosophie, ce sont l’amour, la pitié, la sympathie pour ses semblables. Il peint donc l’homme dans sa vérité, quelle que soient ses statuts sociaux et spirituels avec ses bonheurs et ses détresses. Représentant une sorte de nationalisme intellectuel et artistique russe, Moussorgski atteint néanmoins l’universalité de l’homme. La raison fondamentale de cette réussite réside dans la vérité de l’homme qui transparaît à travers ses œuvres. C’est à nous de comprendre, d’aller vers Boris dans ce que nous avons de lui. Et ce n’est pas peu faire ! Renforçons encore ce sentiment par les propos de Claude Debussy qui définissait le compositeur de Boris comme un « homme habité d’un art de curieux sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par son émotion ». Bien vu ! Et surtout, bien senti ! Car on sait la manière souvent acerbe de Monsieur Croche à vanter d’autres œuvres que les siennes. Boris sera un modèle pour son Pelléas et Mélisande. Il est la véritable cause de l’influence de la musique russe sur Debussy.
Nicolaï Gay, Le Tsar Boris Godounov et la Tsarine Martha
Boris Godounov réinvente la faute originelle, le péché premier que le christianisme véhicule comme culpabilisation primordiale de l’homme. Ne nous y trompons pas, c’est également la cause des douleurs d’Amfortas dans le Parsifal de Wagner, et d’un nombre considérable de héros lyriques de tous les horizons. La différence essentielle réside dans le geste final de Boris qui ne provoque aucune rédemption du monde et peut-être pas même la sienne. C’est là que l’œuvre nous bouleverse car elle fait disparaître, dans un geste désespéré l’homme en qui nous nous reconnaissions, en partie du moins. Annihilation totale de l’être, pessimisme morbide, les mots ne rendent pas avec assez de force ce que Boris représente. Moussorgski, dans sa vie d’homme, d’échec en échec, subira, lui aussi, cette descente en enfer terrible. Et qui sait, si les beuveries pathologiques de l’artiste ne se teintaient pas des frayeurs cauchemardesques de son Boris. A regarder ce dernier portrait halluciné peint par Ilya Repin, on peut se le demander … !

Ilya Repin, Portrait de Moussorgski en 1881