Archétypes

Que signifie la musique ? A quoi se rapporte-t-elle ? Est-elle l’expression des sentiments du compositeur, le miroir de l’âme comme on a dit ? Ou n’est-ce qu’un langage formel, purement mathématique ? Faut-il partager la production musicale en œuvres expressives et en œuvres non expressives ? Y a-t-il une musique pure et une musique impure, une musique objective et une autre subjective ? Toutes ces interrogations qui m’assaillent quotidiennement et qui étaient déjà proposées jadis par l’un des plus grands musiciens belges (voir à ce sujet les billets consacrés au surréalisme), André Souris (1899-1970), sont encore d’une actualité brûlante. Si les réponses de notre musicographe peuvent sembler démodées et refléter sa philosophie basée sur la « Gestalt Theorie » qui prétend que toute forme musicale est tendue essentiellement par des formes prédéfinies auxquelles les compositeurs adhèrent plus ou moins, elles n’en constituent pas moins un bon modèle de départ pour quelques réflexions sur le sens de la musique et de l’œuvre d’art en général. 

Et puisque nous commémorons le bicentenaire de la naissance de Chopin, pourquoi ne pas évoquer l’un des compositeurs les plus directement expressifs de notre histoire? Certains grognons diront sans doute qu’au-delà d’une écriture pianistique remarquable, la musique du romantique polonais est (trop) sucrée et d’un sentimentalisme qui frise l’impudeur. Tout de suite, je leur dirai qu’ils se trompent grandement et qu’ils devraient cesser de vivre d’idées reçues, démodées elles aussi, et de réécouter cette musique sans a priori.


 

Portrait de Chopin par Delacroix


 

En effet, la musique de Frédéric Chopin (1810-1849) touche aussi bien les mélomanes que les personnes pour qui la musique n’occupe qu’une place secondaire dans leur existence. Il doit bien y avoir une raison profonde à cela ! Les succès de sa musique dépassent, et de loin, les prestations de concerts et les enregistrements discographiques. Elle fut même l’objet central du magnifique film « Le Pianiste » de Roman Polanski. Si les acteurs interprètent magnifiquement leur rôle et que les techniques cinématographiques y sont totalement maîtrisées, ce n’est pas seulement par l’argument que le film nous touche. C’est aussi et surtout par l’utilisation continue du nocturne en ut dièse mineur de Chopin. Il est d’abord normal que Chopin soit mis ici en évidence, c’est le terrible siège de Varsovie. Oui mais voilà, la musique de l’illustre polonais n’est pas contemporaine des événements relatés et le nocturne n’est pas non plus une œuvre de révolte. Il s’agit seulement d’un pianiste attaché à la Radio polonaise qui joue un nocturne de Chopin. C’est là qu’on se rend compte que si ce pianiste (Wladislaw Spilzman) est épargné par l’officier allemand qui le découvre dans sa cachette, c’est à cause d’une mystérieuse émotion que véhicule la musique. C’est un exemple remarquable et plausible de la communication que la musique provoque entre les êtres humains (à condition d’en être vraiment un).


 

Ghetto de Varsovie en 1943
 Ghetto de Varsovie, 1943


 

Au-delà des clivages de races, d’éducation et d’idéologie, la musique nous touche tous. Je ne dis pas qu’elle nous touche tous de la même manière, mais elle fait vibrer en nous quelque chose d’essentiel, de l’ordre des archétypes tels que Jung les concevait. Le mot est lancé. Archétype. Ainsi, lorsqu’un compositeur ne nous donne pas d’argument préalable à sa musique, nous ressentons librement les sons, les harmonies, les mélodies et même la forme en fonction de notre sensibilité plus ou moins développée selon notre vécu. Mais nous nous en rendons compte chaque jour, nous sommes capables de ressentir intuitivement des émotions sans rapport direct avec notre vécu. Nous pouvons, par exemple, ressentir une peur intense face à des événements extérieurs sans jamais avoir éprouvé avant cette sensation. Elles se trouvent enfouies au plus profond de nous-mêmes et viennent à notre conscience par un facteur déclencheur.


 

Moulage post mortem de la main de Chopin

Moulage post mortem de la main gauche de Chopin


 

Il en est ainsi de nombreuses œuvres de Chopin qui ne demandent pas de préalable pour être intensément ressenties. Elles déploient seulement quelques caractéristiques qu’il est bon de nommer (je pense que le ressenti intuitif peut prendre une plus grande ampleur par une compréhension du discours sans perdre en intensité). D’abord, ce qui frappe le plus chez Chopin, c’est son sens mélodique. Il est to
ujours d’une simplicité apparente qui semble s’inspirer du chant. Lorsqu’on sait qu’il appréciait beaucoup le bel canto italien de Bellini, on saisi immédiatement le rapport. Le chant devenu instrumental chez le polonais, suit les inflexions les plus proches d’un texte imaginaire qui serait chanté de manière sous-entendue. De même, les ornements souvent très élaborés de sa ligne mélodique se rapportent à une évolution instrumentale des coloratures des héroïnes du bel canto. Tout cela offre une ligne sinueuse qui, même si elle possède un squelette simple, est continuellement ouvragée tel un travail d’orfèvre. Si nous ne sommes pas tous de grands chanteurs capables de reproduire ces mille fioritures, nous pouvons cependant chanter le fameux squelette et c’est déjà beaucoup pour l’émotion que nous ressentons.
Chopin, Nocturne 20 b
 


 


 


L’harmonie, le côté vertical de la musique, la superposition des sons, opère comme l’adjectif de notre langage articulé. Elle vient colorer la mélodie et lui ajoute une émotion précise. Laissant de côté la trop simple dichotomie entre le majeur (gai) et le mineur (triste), chaque accord est une gerbe d’émotions. Chopin, en cela, annonce Debussy dans ses harmonies audacieuses qui créent des climats transitoires teintés de couleurs changeantes. Il suffit de réécouter le quatrième prélude de l’opus 28 pour remarquer que même la mélodie peut devenir insignifiante face à la richesse des harmonies.

 


 

 Piano de Chopin à Valdemossa, Il y a composé ses préludes

 

Piano sur lequel Chopin a composé ce prélude à Valdemossa (Majorque)


 

Le verbe de la musique est, je crois l’avoir déjà signalé ailleurs, le rythme et la manière dont le temps se déroule. Une valse ne donne pas la même action qu’un nocturne ou une marche funèbre. Ce verbe conditionne une perception immédiatement temporelle qui possède ses propres affects. Dans le fameux nocturne en ut dièse mineur, ce temps est cyclique et continu, presque prévisible (encore comme dans l’accompagnement du bel canto italien). Il offre une certaine régularité qui entraîne dans son sillage la perception d’un temps presque confortable. En son centre, le nocturne s’agite un peu et prend l’allure d’une brève danse populaire sorte de souvenir enfoui au plus profond de nous. 

Avec ces trois éléments essentiels, s’impose un autre paramètre. Le silence. En musique, le silence est fondamental et ne constitue pas uniquement le contraire du son. Outre le silence qui précède et suit la musique, les œuvres sont plus ou moins entourées de silence. Mieux encore, il s’infiltre à l’intérieur de la musique, entre ses couches sonores, entre les notes parfois et représente donc l’environnement immédiat du son. Comme une architecture s’insère (normalement) dans un environnement spatial qui possède son émotion propre, les assemblages sonores que représente la musique s’inscrivent dans une ambiance plus ou moins silencieuse. Ne dit-on pas du chant grégorien qu’il est la musique du silence ? Et bien chez Chopin, certaines œuvres, comme notre nocturne, jouent avec le silence. Ecoutez l’introduction en accords qui semblent non seulement sortir du silence, mais aussi l’accompagner avant que la mélodie ne vienne chanter dans cet environnement particulier. Je vous reparlerai sans doute un de ces jours du rôle du silence en musique.


Aldo Ciccolini joue le Nocturne en ut dièse mineur


  

Ce qui frappe, à l’écoute de ce nocturne, c’est la répétition d’une même phrase. Si Freud disait que la répétition d’un même acte possède une fonction compulsive, on ne peut pas dire que c’est le seul élément qui génère la répétition chez Chopin. En effet, chaque citation de la mélodie est variée par rapport à celle qui précède. Elle est ornementée de manière différente et crée donc une variante de l’émotion. Il s’agit plus, à mon sens, d’une variation temporelle. Comme chaque cycle de la nature se ressemble mais n’est jamais le même, les phrases de Chopin font de même. 

 

 

On a souvent dit que l’art imitait la nature. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement, dans le cas de la musique, qu’elle occupe un segment du temps de l’univers. Comme notre propre vie, elle n’est pas encore là, elle naît, dure, se termine et retourne au silence. Les cycles temporels mis
en évidence par Chopin sont toujours très proches de ce concept. Ils sont une paraphrase de la répétition des saisons de la vie et nous convoquent dans un segment de temps très proche et en miniature de celui que nous vivons. Nous aussi, ressentons ces cycles naturels au sein de notre propre vie. Ils sont ancrés en nous et le compositeur nous les ramène à la conscience.


 

 

Chopin, Nocturne 20 c


 

 

 

C’est dire que lorsque nous sentons la fin du nocturne se profiler, un sentiment de « pas assez », de mélancolie des cycles qui précèdent nous assaillent et nous propulse face à notre destin mortifère. Une œuvre de Chopin qui s’achève, c’est un peu notre vie qui se termine. On voudrait qu’elle dure encore et le nocturne aussi. Mais voilà, tout a une fin et comme la musique n’était qu’une paraphrase, nous avons, en étant encore vivants, le sentiment d’avoir touché quelque chose d’essentiel, l’essence du temps et de la nature. Ce sont des archétypes profondément ancrés en nous, qu’on soit mélomane ou non et c’est parce que Chopin nous parle de nous que nous le ressentons si fort. Alors ne faites plus la fine bouche, l’expérience de cette musique est essentielle pour nous les humains. C’est sans doute ce que pouvaient ressentir le pianiste et l’officier allemand dans leur secrète complicité.