La mélodie allemande, le Lied, constitue l’une des données les plus essentielles du romantisme. Et il faut dire que les grands poètes allemands ne manquent pas d’avoir inspiré les compositeurs de Mozart à Richard Strauss en passant par Schubert, Schumann, Brahms, Wolf, Mahler, Schoenberg, Berg et Webern. Tous les musiciens allemands du XIXème siècle ont pratiqué le genre avec un souci expressif de tous les instants. Si on admet aujourd’hui l’extraordinaire place du chant dans la musique de Schubert (plus de six cent pièces sur un millier composées sur sa courte vie), on comprend également qu’il fut l’un des acteurs les plus remarquables du développement de cette forme toute particulière.
Une question peut se poser d’emblée. Pourquoi diable, le poème, qui est une œuvre d’art à part entière, aurait-il besoin de la musique pour prendre toute sa signification ? La réponse, bien plus simple qu’il n’y paraît réside dans la négation de la question. Non, le poème n’a pas besoin de la musique. Il existe, il vit par ses lecteurs et ses auditeurs. La démarche musicale est toute autre. Un musicien, séduit par la forme et le contenu d’un poème décide de le mettre en musique, non pas pour dire autrement ce que le poète signifiait, mais pour y ajouter quelque chose de lui-même. C’est donc une interprétation, une vision individuelle du poème que nous livrent les compositeurs. Cette vision n’engage que leur œuvre, pas le poème lui-même. C’est ainsi que dans des cycles importants, le compositeur décide de n’utiliser que les textes qui conviennent à son propos, omettant de la sorte une part de l’œuvre du poète et « trahissant » le sens originel de l’œuvre poétique.
C’est là que la dimension romantique prend tout son sens. A cette période, l’homme se centre de plus en plus sur son intériorité, sur l’individu qu’il est et entrevoit le monde sous cet angle personnel. Son introspection le conduit à considérer le monde, la vie et la mort comme le résultat d’un complexe d’émotions et de réflexions personnelles. Il vibre donc plus ou moins à certaines idées des autres. Le poème n’est donc pas pour lui un objet sacré, mais un vecteur de réflexion. Lorsque le musicien le met en musique, il le fait sien et le plie à sa propre vision du monde. En ce sens, de grands poèmes peuvent sembler réduits par la vision du musicien et d’autres peuvent paraître transcendés. C’est toujours le même principe. Lorsque nous lisons certains textes de Goethe, nous les adaptons à nous-mêmes en cherchant à comprendre les moteurs de l’auteur. La compréhension est alors assez vaste pour susciter en nous des tas d’émotions variées. Cependant lorsqu’un musicien romantique l’utilise, il prend le parti de l’intégrer, lui aussi, à sa vision du monde. La conséquence peu nous laisser un goût amer, un sentiment de réduction, une déception par rapport à notre lecture. Si on veut comprendre l’ampleur du propos du musicien, il nous faut alors étudier les causes de la mise en musique d’un texte et les moyens utilisés.
Le cas inverse se présente très souvent. Un texte nous semble bien naïf et banal à la lecture et ne prend un sens exceptionnel que lors de sa mise en musique par un génie du genre. Il me vient toujours à l’idée ce texte vraiment naïf, der Zwerg (le Nain) d’un illustre inconnu, Matthäus von Collin (1779-1824), que Franz Schubert a mis en musique de manière exceptionnelle. On peut dire qu’il s’agit là d’une véritable transcendance du poème par le musicien. Mieux, si Schubert ne l’avait pas mis en musique, personne ne connaitrait son nom aujourd’hui.
Mais le cas le plus fréquent dans l’alchimie de la rencontre entre un poète et un musicien, c’est l’éclosion d’un chef d’œuvre. On peut presque affirmer que la plus grande part de l’expression de Schumann et sa vision si étrange du monde émanent des poèmes qu’il a retenus. Ils sont pour nous une vraie perche tendue vers sa rhétorique. Il en va de même pour Mahler, Pour Strauss et bien d’autres. L’art du Lied est vraiment essentiel à notre compréhension du romantisme et à la pensée des compositeurs.
Un problème majeur persiste cependant pour les non germanophones. La langue allemande est très subtile, l’une des plus belles d’Europe sans doute. Les mots comportent plusieurs sens et nuances que notre enseignement (à l’exception des spécialisations) ne perme
t pas d’aborder. Alors comprendre le poème dans le texte original est ardu. Les traductions que proposent les livrets de cd’s sont pauvres et souvent la traduction française d’un poème préalablement traduit en anglais ! Il ne reste donc plus grand-chose de sa finesse originelle. Il manquait un outil bibliographique français alliant la richesse et beauté de la traduction et la mise en regard des deux langues du texte. Ce vide est enfin complé par le nouvel ouvrage paru chez Buchet-Chastel. Hélène Cao et Hélène Boisson nous proposent donc cette merveilleuse Anthologie du lied.
Les auteures ne se contentent pas de livrer en vrac des traductions de poèmes allemands mis en musique. Elles les classent, indiquent les variantes que les compositeurs ont intégrées aux originaux, expliquent la subtilité de la traduction de certains mots et autres concepts, précisent des nuances vocales ou de rimes, bref, proposent un ouvrage aux mille richesses inestimables. Mieux que cela, un vaste introduction historique délimite avec une justesse confondante les frontières du romantisme et justifie le choix des poèmes en fonction des critères esthétiques de la période. Voilà enfin un outil que j’attendais depuis des années. Et je ne suis pas déçu ! Cet ouvrage peut être lu comme un recueil des plus grands poèmes allemands de l’histoire ou être utilisé à la demande lors des écoutes des compositeurs. Une chose est sûre, la lecture doit se compléter par l’écoute des merveilles que la musique a pu réaliser avec ces extraordinaires textes. Bonne lecture et … bonne écoute.