« Trois tableaux présentés par l’intrus redoutable : le Bal de l’Opéra, les Hirondelles, et le Chemin de fer. Sur les trois, un, le Bal, capital dans l’œuvre du peintre et y marquant comme un point culminant d’où l’on résume mainte tentative ancienne, était, certes, l’ouvrage qu’il y avait moins lieu d’exposer à un succès unanime ; Quant au deuxième, les Hirondelles, très singulier pour un œil d’amateur et doué d’une séduction calme, on pouvait le faire passer pour moins significatif. Celui-ci rejeté de pair avec celui-là, telle a donc été l’idée : afin de paraître ne pas réserver toutes les rigueurs à l’œuvre accentuée, mais frapper, avec la même sévérité, le produit plus tranquille !… Comme la sagesse la plus profonde ne prévoit pas tout et que ses desseins manquent toujours par quelque point, restait le troisième tableau, important lui-même sous un aspect trompeur et riche en suggestions pour qui aime à regarder.
Manet, E., Un Bal masqué à l’Opéra
Je crois que cette toile, échappée aux ruses et aux combinaisons des organisateurs du Salon, leur réserve encore une autre surprise, quand ce qu’il y aura à dire à son sujet aura été dit par ceux qu’intéressent certaines questions, notamment de métier pur.
Affaire du compte rendu qui sera fait ici même, du Salon : quant aux deux œuvres refusées, revenues demain aux galeries particulières, où les attend leur place, il y a à les discuter, non pas avec le jury, qui me dicterait au besoin mes appréciations, mais devant le public, manquant de toute base pour asseoir sa conviction.
Manet, E., Les Hirondelles
Rendre un coin du Bal à l’Opéra : quels étaient les périls à éviter dans l’accomplissement de cette audace ? Le tapage discordant de costumes qui ne sont pas des toilettes et la gesticulation ahurie qui n’est celle d’aucun temps et d’aucun lieu, et n’offre pas à l’art plastique un répertoire d’attitudes authentiquement humaines. Les masques ne font donc, dans le tableau, que rompre, par quelques tons frais de bouquets, la monotonie possible du fond d’habits noirs ; et ils disparaissent suffisamment pour qu’on ne voie en ce stationnement sérieux de promeneurs au foyer qu’un rendez-vous propre à montrer l’allure d’une foule moderne, laquelle ne saurait être peinte sans les quelques notes claires contribuant à l’égayer. Irréprochable est l’esthétique et, quant à la facture de ce morceau que les exigences de l’uniforme contemporain rendaient si parfaitement difficile, je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire autre chose que de s’étonner de la gamme délicieuse trouvée dans les noirs : fracs et dominos, chapeaux et loups, velours, drap, satin et soie. À peine l’œil se figure-t-il la nécessité des notes vives ajoutées par les travestissements : il ne les distingue qu’attiré et retenu d’abord par le seul charme de la couleur grave et harmonieuse que fait un groupe formé presque exclusivement d’hommes. Rien donc de désordonné et de scandaleux quant à la peinture, et qui veuille comme sortir de la toile : mais, au contraire, la noble tentative d’y faire tenir, par de purs moyens demandés à cet art, toute une vision du monde contemporain ».
Stéphane Mallarmé, Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet, publié pour la première fois dans la Renaissance littéraire et artistique, 1874.
Mallarmé rencontre Édouard Manet en 1873, il le défendra lors du Salon de 1874, et les deux hommes furent très liés jusqu’à la mort du peintre, en 1883. Manet illustra l’Après-midi d’un faune et une traduction du Corbeau d’Edgar Poe, et il peindra un magnifique portrait de Mallarmé en 1876, comme il le fit pour Zola, en remerciement d’un article. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de Manet que Mallarmé rencontra Zola.
Dans « Le jury de peinture pour 1874 et Manet », Stéphane Mallarmé pose clairement le problème de la critique d’art, mais sans la nommer. Ce problème n’est pas intemporel et l’on ne peut en parler avec pertinence que dans des contextes historiques précis. Dans le cas de Manet, ce texte fut écrit à chaud et l’on perçoit à travers lui ce que fut l’empoignade tragicomique accompagnant et persécutant le peintre jusqu’à sa mort. Pour Mallarmé, trois protagonistes se confrontent s’agissant de l’art et de leur temps. Tous trois se rejoignant dans les « Salons ». Il n’y a pas d’opinion ni de jugement, ni blâmes, ni récompenses en dehors des Salons, et ce depuis le XVIIIème siècle. Aujourd’hui, on pourrait dire, pas de gloire sans Sotheby’s… Tout le monde court au Salon, tout le monde en parle et en juge.
Manet, E., Le Chemin de fer
Mais le juge suprême, c’est le jury. Mallarmé y démasque les mauvais peintres érigés en censeurs. Il leur concède leur « clairvoyance technique » mais c’est pour mieux fustiger leur absence de pensée et leurs abus de pouvoir. Ces jurys, et c’est une première dans l’histoire de l’art, ne s’adjugeaient pas le droit de séparer la bonne peinture de la mauvaise, mais celui de décréter ce qui était de l’art et ce qui n’en était point. D’où leur propension à exclure.
Manet, à tout moment fut exclu comme ne faisant plus de la peinture… Dans le cas présent, Mallarmé souligne à juste titre la lâcheté du jury de 1874. En écartant deux des trois tableaux de Manet, il infiltre son droit à l’exclusion brutale comme preuve d’un jugement subtil.. Le second jury évoqué par Manet, c’est le public. Celui-ci, hélas, « manque de toute base pour asseoir sa conviction », écrit Mallarmé. Mais le grand public a-t-il si mauvais goût et si peu de jugement qu’on veut bien le dire ? Mallarmé est évasif à ce sujet. Il semble opter pour une interprétation que je fais mienne. Ce sont les jurys qui « régentent le goût de la foule ». Comment voulez-vous que la majorité des gens, écartés des codes (et décodages) de l’art vivant par divers dispositifs de dissuasion, puissent aller aux œuvres avec des yeux et un cerveau sensibles ? La raillerie de certains, les sermons des autres ont installé depuis le XIXème siècle une chape de défiance et de haine qui nous pèse encore aujourd’hui.
Manet, E., Portrait de S. Mallarmé, 1876
Et la critique d’art ? C’est le troisième jury. Il s’inquiète des deux autres, mais son propos principal concerne les œuvres. Pour déjouer les cécités des jurys du Salon et atténuer les apories inquiètes du public, Mallarmé n’a qu’une réponse : se pencher sur les œuvres, faire l’éloge de leur fonctionnement. Il s’étonne de la « gamme délicieuse trouvée dans les noirs » et il a ces mots prodigieux pour déjouer tout illusionnisme en peinture : « … la noble tentative d’y faire tenir, par purs moyens demandés à cet art, toute une vision du monde contemporain ». Qu’est-ce que la critique d’art ? Des textes prémonitoires comme celui-là.
Pierre Sterckx, Les plus beaux textes de l’Histoire de l’art, Beaux-Arts éditions, Paris, 2009, pp. 161-165.