C’est toujours avec le plus grand plaisir que je me replonge dans la partition de « La flûte enchantée » de Mozart, chef-d’oeuvre qui sera au programme de l’ORW dans quelques jours. C’est l’occasion, pour moi, et en préparation d’une conférence au Petit Théâtre de Liège, de réexaminer quelques facettes de cet inépuisable merveille de l’histoire de l’opéra.
Dans la littérature concernant les opéras de Mozart, « Don Giovanni » et « La Flûte enchantée » viennent en tête. Si l’on considère tout ce qui a été écrit au sujet de « La Flûte enchantée », l’image suivante se détache inévitablement : la plupart des articles ne nous communiquent que peu de détails concrets quant à la naissance de l’œuvre. La légende et la conjecture tiennent une grande place, tandis que nous rencontrons diverses interprétations du contexte intellectuel et spirituel de l’œuvre, l’élément franc-maçon de « La Flûte enchantée » étant maintes fois souligné.
Nous n’avons pas de détail concret sur les circonstances de la composition de l’opéra et nous ne possédons aucun document sur les honoraires, la commande, ni aucun renseignement concernant la période des répétitions.
Salzbourg 1780/81 : Avec la permission de l’archevêque, Emmanuel Schikaneder (1751-1812) se produit avec sa troupe de trente-quatre personnes au théâtre de Salzbourg, de septembre 1780 au Carême de 1781. Il remporte un grand succès et ses représentations affichent souvent complet. La famille Mozart est au nombre des spectateurs fidèles de Schikaneder et des liens d’amitié se nouent entre ce dernier et les Mozart, puisque la famille obtiendra d’assister gratuitement à ses spectacles.
Emmanuel Schikaneder en Papageno
De 1784 à 1786, Schikaneder est comédien et impresario à Vienne où sa troupe joue « L’Enlèvement au Sérail » de Mozart au Kärtnertortheater, en présence de Joseph II.
Printemps 1789 : Schikaneder s’installe à Vienne. En juillet de la même année, il ouvre le Freihaustheater, qui pouvait contenir plus de mille spectateurs. Son inauguration se fait avec spectacle « Le Stupide Antoine à la montagne ou Les Deux Antoine » sur une musique de Benedikt Schak (1758-1816) et Franz Xaver Gerl (1764-1827). Le programme de Schikaneder comporte surtout des opéras fantastiques très à la mode à l’époque. En novembre 1789, il fait jouer « Oberon, König der Elfen » (Obéron, roi des Elfes) sur un texte du comédien, juriste et minéralogiste Karl Ludwig Giesecke et sur une musique de Paul Wranitzky (1756-1808). Cette œuvre est considérée par de nombreux musicologues comme la source de « La Flûte enchantée ».
Karl Friedrich Schinkel, proposition de décor pour la Reine de la Nuit à Berlin en 1815.
Le premier juin 1790, Mozart se rend au théâtre de Schikaneder. Il écrit le lendemain : « … j’ai vu hier la seconde partie de Cosa rara (opéra de Martin Soler). Cela m’a plu, mais pas autant que les Antoine ». Les aventures d’Antoine sont une suite de six comédies qui amène Mozart à écrire en mars 1791 les Variations pour piano K. 613 sur un Lied « Ein Weib ist das herrlichste Ding » (Une femme est la chose la plus merveilleuse). Il avait déjà, quelques mois auparavant composé un duo à intégrer à l’opéra héroïco-comique de Schikaneder et Schak « Der Stein der Weisen oder Die Zauberinsel » (La Pierre de sagesse ou l’Île enchantée). Mozart fréquente donc ostensiblement les membres de la troupe et semble bien introduit dans le milieu du théâtre populaire, celui qui utilise cette forme particulière, une variante de l’opéra et du théâtre, le Singspiel (comédie musicale allemande).
Constance Mozart, née Weber
Au printemps 1791, il semble que Mozart commence la composition de « La Flûte enchantée » ; le plan et les esquisses furent peut-être conçus un peu avant. On sait qu’en avril, Mozart y travaille sérieusement. Le 4 juin, Constance part en cure à Baden. Quelques jours plus tard, Mozart déjeune avec Schikaneder, le 11 du même mois, Mozart écrit à son épouse : « Par désœuvrement, j’ai composé aujourd’hui un air pour l’opéra, je me suis levé à 4H30 du matin ». Le 2 juillet, Mozart mange une fois de plus avec Schikaneder et le même jour, il écrit à nouveau à Constance : « Je te prie de dire à [Franz Xaver] Süssmayer (1766-1803), ce petit sot, qu’il m’envoie la partition du premier acte, de l’introduction au final afin que j’en fasse l’instrumentation ». Süssmayer, qui se trouvait à Baden avec Constance, devait recopier la partition de Mozart nécessaire aux répétitions des chanteurs. Quelques jours plus tard, Mozart peut donc commencer l’instrumentation et à la fin du mois de juillet, la composition est presque terminée. Il n’y manque plus que la Marche des Prêtres et l’Ouverture qui ne seront composés que deux jours avant la première représentation.
Puis Mozart est appelé à d’autres tâches. En août, il se rend à Prague pour une représentation exceptionnelle de « Don Giovanni » au tout début du mois de septembre, puis la création, le six du mois de « La Clemenza di Tito ». Pendant ce temps, à Vienne, le jeune maître de chapelle du Théâtre auf der Wieden, Johann Baptist Henneberg (1768-1822), dirige les répétitions de « La Flûte enchantée ». La création de l’œuvre aura lieu le 30 septembre 1791. Le livret, orné de deux gravures sur cuivre représentant Monsieur Schikaneder dans le rôle de Papageno, dans son vrai costume fut imprimé chez le graveur franc-maçon de Vienne Ignaz Alberti. Mozart dirigea lui-même la première représentation.
Le 7 octobre, Mozart assiste à la représentation et écrit à sa femme : « Très chère, excellente petite femme ! – j’arrive à l’instant de l’opéra ; la salle était aussi pleine que jamais. – le duo Mann und Weib etc. et la scène du carillon du premier acte ont été bissés comme d’habitude – de même au deuxième acte le trio des jeunes garçons – mais ce qui me fait le plus plaisir, c’est le succès silencieux ! – on voit très bien combien cet opéra monte de plus en plus dans l’opinion ». Il écrit encore deux jours plus tard : « Bien que samedi soit toujours un mauvais jour à cause de la poste, l’opéra a été représenté devant une salle pleine et avec le succès et les bis habituels ; on le redonne demain… Je suis donc allé sur scène au moment de l’air de Papageno, car j’avais vraiment aujourd’hui l’envie de le jouer moi-même, je me suis alors amusé à jouer un aprège, à l’endroit où Schikaneder fait une pause, – il tressaillit – regarda sur la scène et m’aperçut – à la seconde pause, je me suis abstenu – alors qu’il s’était arrêté et ne voulait pas continuer – je compris sa pensée et je fis de nouveau un accord – alors il frappa sur le carillon et dit : ferme-la ! … Ce qui fit rire toute la salle – je crois que beaucoup de gens, grâce à cette plaisanterie, ont compris pour la première fois que ce n’est pas lui qui frappe l’instrument ».
A suivre…