En préparant ma conférence sur les Chants de l’aube op.133 de Robert Schumann pour la Fnac de Liège mercredi et jeudi, je me suis surpris à mettre en parallèle la maladie du compositeur avec celle du grand poète romantique allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843). L’un et l’autre ont souffert de ce qu’on nommait encore à l’époque la folie et qu’aujourd’hui la médecine cherche définir en de nombreuses variantes. Dans cet esprit, il est fort probable qu’un spécialiste des maladies psychiatriques distinguerait les deux artistes dans les tourments qu’ils ont subis pendant de longues années.
Robert et Clara Schumann
Schumann ne s’est probablement jamais remis du suicide de sa sœur et de la mort de son cher père, abattu par le chagrin. Un terrain favorable et une lente évolution des symptômes montrent que la manie et la dépression ont régulièrement entravé la vie professionnelle, personnelle et affective de Robert Schumann, jusqu’à ses dernières années qui, suite à une tentative de suicide par noyade dans le Rhin à Düsseldorf, le verront interné dans la clinique du docteur Richartz à Endenich près de Bonn.
Asile d’Endenich
Hölderlin n’a pas suivi le même parcours. Brillant personnage, on remarque très tôt qu’il est instable et qu’il lui faut bouger continuellement. Lorsque sa relation platonique avec la mère des enfants à qui il enseigne s’achève dans la douleur, il ne s’en remettra jamais. Celle qu’il nomme Diotima restera sans doute son seul véritable amour. Au tout début du XIXème siècle, la folie et l’incohérence l’amènent à être interné de force à Tübingen. Après quelques temps, son médecin le confie au désormais célèbre menuisier Ernst Zimmer qui prend soin de lui avec beaucoup d’affection. Le menuisier était-il amoureux de la poésie à ses heures ? C’est fort probable. Toujours est-il que Hölderlin passe les trente (!) dernières années de sa vie en ermitage dans une tour au bord du Neckar, la demeure du menuisier et de sa famille. Le syndrome de schizophrénie est identifié et, dans le calme de la maison et de la nature environnante, l’homme a pu passer de nombreuses années dans une relative sérénité entrecoupée de crises régulières.
Friedrich Hölderlin
Le point commun entre les deux artistes se trouve dans le fait qu’ils ont été hantés l’un et l’autre par l’idée du double. Idée toute romantique d’ailleurs puisque les poètes et auteurs utilisent de plus en plus cette notion depuis la fin du XVIIIème siècle. Résultat probable de l’examen attentif que l’homme porte à son individualité, l’apparition des cette notion de dédoublement de la personnalité se trouve partout chez Schumann. Les noms qu’il se donne en fonction de ses états d’âme en témoignent : Eusébius le tendre, le mélancolique, le dépressif et Florestan l’exubérant, le super actif, le maniaque. Personnages puisés dans la littérature, évoquant les personnages de la Commedia dell’arte, ils seront l’une des hantises du compositeur, ils le déchireront dans des souffrances destructrices.
La Tour Hölderlin à Tübingen sur le Neckar
Hölderlin, dans cette autre vie, écrivit, lui aussi, des lettres à sa mère et des poèmes, un cinquantaine sans doute, dont la moitié sont signés Scardanelli et datés avec des millésimes fantaisistes (de 1648 à 1940 !). Et, point de non retour, le 21 janvier 1841, le poète, septuagénaire, déclare : « Ich heisse Skardanelli » (Je me nomme Skardanelli) avant de signer avec cet étrange « k » deux poèmes.
Pendant deux ans et demi, le poète a écrit et signé sous ce nom, mieux, sous cette identité dont la signification et l’origine ont donné lieu à quelques conjectures dont la plus intéressante est due à Jean-Marc Baillieu et que voici résumée. Tibor Skardanelli est le nom d’un personnage qui a joui d’une relative notoriété à la fin du XVIIIème siècle et dont Hölderlin eut probablement connaissance car l’affaire qui implique ce Skardanelli eut un retentissement non négligeable dans les gazettes, source d’information des intellectuels de l’époque.
L’affaire est celle qui a été rapportée par Edgar Allan Poe dans Le joueur d’échecs de Maelzel (le frère de l’inventeur du métronome), version littéraire corroborée par le philosophe spécialisé en technologie et savoir technique, Jean-Claude Beaune, à savoir un automate joueur d’échecs dit « le Turc » inventé en 1769 par le baron Von Kempelen qui l’exhiba dans les capitales européennes (à Paris en 1784, par exemple) avant les Etats-Unis par Maelzel qui l’avait entre-temps acheté. Or il se trouve que l’automate au fonctionnement présenté comme seulement mécanique, était en fait actionné par un excellent joueur d’échecs dissimulé dans le robot. À l’époque, il était déjà apparu suspect que l’exhibition eût été interrompue le temps d’une maladie d’un Italien membre de la suite du baron Von Kempelen, le dénommé Skardanelli.
Automate joueur d’échecs
L’Hölderlin de l’autre vie, enfermé dans son ermitage comme le joueur dans l’automate ou comme l’esprit malade dans son corps s’était peut-être identifié à ce personnage, mi-homme, mi-automate, un homme à qui on demandait de jouer un rôle, automate joueur d’échecs d’un côté, concepteur de poèmes de l’autre. Quand, pour répondre à la demande de poème d’un visiteur qui lui plaisait, il interrogeait : « Dois-je écrire des vers sur la Grèce, sur le printemps, sur l’esprit du temps ? » avant de s’exécuter vite fait bien fait pour donner et signer « Scardanelli » l’un de ses admirables poèmes dépouillés qui nous sont parvenus ? Ainsi écrivait-il ce poème comme un Skardanelli, c’est-à-dire comme un automate, et, non dupe, il le signait ainsi.
Dédoublement de personnalité, hantise de l’homme. Celui de Schumann est de nature déchirante, par essence, celui d’Hölderlin est celui de la déchéance, d’un corps automate habité par un esprit malade. Schumann n’a pas connu personnellement Hölderlin. Il n’a d’ailleurs jamais écrit de mélodie sur un de ses textes encore peu diffusés à l’époque, mais manifestement, il avait lu Hypérion, le chef d’œuvre de l’auteur, puisqu’il y parle abondamment de son éternelle bien-aimée, Diotima. C’est cette même Diotima qui a reçu la première dédicace des Chants de l’aube pour piano op.133 de Schumann. Sous Diotima, il y a Clara, bien sûr, mais pour que la dédicace soit plus plausible, elle fut accordée à « la grande poétesse Bettina » (Bettina Brentano qui avait arrangé la rencontre entre Beethoven et Goethe). Ce dernier geste est-il de Clara ou de Robert ? Nul ne le sait, mais si on se souvient que Clara a fait un tri dans l’œuvre de son mari, en écartant de la publication le Concerto pour violon (voir le billet : http://jmomusique.skynetblogs.be/archive/2010/07/17/concerto-ultime.html ), elle a sans doute pu dissimuler cette dédicace témoignant de la maladie. Son cycle de cinq pièces pour piano nous en parle à sa place… profondément bouleversant !