Question d’oreille…

Alors que le festival « Le piano dans tous ses états » bat son plein à la Salle philharmonique de Liège, et que le public admire les grands solistes qui se présentent devant lui, j’aimerais vous dire quelques mots des ces artistes de l’ombre sans qui aucun récital de piano ne pourrait avoir lieu, ceux que l’on nomme les accordeurs.

Car il faut bien l’avouer, le piano et sa mécanique extrêmement sophistiquée a besoin d’être révisé tous les jours (parfois même plusieurs fois par jour) et réglé en fonction des besoins (ou désirs… caprices parfois !) des interprètes qui vont nous régaler de leurs sonorités magiques et de leur jeu si individuel. Parfois, cependant, un accordeur ne peut pas beaucoup pour le musicien qui exige de l’instrument ce qu’il n’est pas. Exiger d’un piano qu’il possède des caractéristiques sonores que sa facture ne permet pas revient à métamorphoser l’instrument. On sait, par exemple, que Glenn Gould jouait sur un instrument totalement adapté à ses besoins. Ce n’est évidemment pas possible dans les salles de concerts qui possèdent généralement quelques pianos qui répondent aux normes devant satisfaire la plupart des musiciens. Et même si certains pianistes rechignent à jouer certains répertoires sur les instruments appelés à « subir » aussi bien Mozart que Rachmaninov, pour bon nombre d’autres musiciens, le grand piano de concert est suffisamment souple et polyvalent pour supporter avec efficacité la diversité des répertoires. Même si l’époque classique ne connaissait pas les grands Steinway et que le résultat obtenu ne peut être qu’anachronique, combien de fois avons-nous vibré en écoutant le lyrisme et la diversité des timbres de ces grands interprètes pour qui la musique compte plus que l’instrument historique.


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Il convient de souligner qu’à la différence des autres instruments à accord par chevilles comme la harpe et le clavecin que l’instrumentiste accorde toujours lui-même, les pianistes qui savent accorder un piano sont très rares. Accorder un piano demande du temps, de la patience et nécessite une formation professionnelle. Suivant l’état du piano (écart à la justesse, élasticité des cordes, importance des frottements), et l’état de l’accordeur (expérience, état de forme, exigence, éventuel bruit ambiant néfaste, présence ou absence d’outils logiciels), il faut compter de 40 minutes à deux heures et demie pour accorder un piano. Pour un clavier de 88 touches, on compte environ 220 cordes et autant de chevilles qui doivent toutes être vérifiées. Il faut souligner également qu’une tentative d’accord par un amateur non formé sur un piano très faux, nécessitant une tension supplémentaire de centaines de kilogrammes, parfois plus d’une tonne, peut éventuellement se solder par la casse du piano se traduisant par la rupture irrémédiable du cadre.


 

Petite explication technique (d’après Wikipédia) pour les amateurs de physique et d’acoustique: Les cordes sont en acier extrêmement solide et sont de diamètre variable : d’environ 0,8 mm pour les notes les plus aiguës jusqu’à 1,5 mm pour les notes les plus graves. Les cordes de grave sont dites filées dans la mesure où elles sont gainées d’un fil de cuivre destiné à les alourdir pour permettre une tension moindre et une plus grande flexibilité. Chaque corde est tendue entre une cheville, qui sert à l’accordage, et une pointe d’accroche. Chaque corde est calculée en diamètre et longueur pour être à une tension donnée (environ 80 kg) lorsqu’elle est accordée a sa fréquence fondamentale, elle devra alors recevoir une tension suffisante pour pouvoir conserver l’énergie qu’elle reçoit lors de l’impact du marteau et la retransmettre le plus longtemps possible à la table d’harmonie.

Au-delà d’une certaine tension, la corde se déforme, et casse ; en deçà, une certaine élasticité est préservée. Plus importante quand la corde est neuve, et par ce fait cause d’un désaccord plus rapide, cette élasticité se dissipe petit a petit en quelques années, permettant alors une meilleure stabilité de l’accord. Certains procédés sont employés en usine et en restauration pour diminuer rapidement l’élasticité (surtension, chaleur), qui est la cause du besoin de plusieurs accords annuels les 2 premières années de la vie d’un instrument. La trop grande raideur des cordes anciennes nuit quant à elle au timbre, et induit la nécessité de parfois devoir les remplacer sur les pianos de bonne qualité.

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Les outils de l’accordeur

La cheville est plantée dans une pièce en bois dur nommée sommier. La tension des cordes étant d’environ 800 N, les 250 cordes d’un piano exercent une traction de plusieurs tonnes, par exemple vingt tonnes pour un piano de concert moderne. La longueur vibrante de la corde est comprise entre une agrafe, une barre du cadre, ou un sillet, et le chevalet de table d’harmonie. Le montage par agrafes est meilleur dans les graves, le montage par un sillet rigide est meilleur dans les aigus, ce qui fait que la plupart des pianos ont un montage mixte. La corde présente une bien trop petite surface pour produire un son exploitable. Elle transmet donc sa vibration à la table d’harmonie par le chevalet, grâce à la position surélevée de ce dernier par rapport aux agrafes et aux pointes d’accroche.

En principe l’accord du piano se fait selon le tempérament égal. Le piano s’accorde suivant une certaine hauteur de diapason. L’Europe a connu tout au long de son Histoire une grande variété de diapasons, parfois très éloignés les uns des autres. Aujourd’hui on utilise différents la des musiciens (440 à 445 Hz). Vérification rapide avec la tonalité du téléphone (environ 440 Hz). Pour accorder un piano, on utilise une clef d’accord, clef munie d’un embout carré ou rectangulaire sur les pianos antiques ou étoilé à 8 branches, d’une taille correspondant à celle des têtes des chevilles — trois tailles différentes selon les marques —, un assortiment de diapasons, souvent des gants et un plectre, qui peut être confectionné dans une chute d’ivoire, une bande de feutre et/ou un assortiment de coins destinés à étouffer certaines cordes, les coins étant généralement considérés comme plus efficaces que la bande de feutre.

Le maniement de la clef est délicat : il ne s’agit pas de tourner simplement la clef, car les différentes pentes de la corde migrent avec un certain retard, et doivent être équilibrées entre elles, tout comme les différentes cordes des graves aux aigus. Il faut tourner la clef en restant bien dans l’axe de la cheville, sans essayer de l’incliner ou de la tordre, ce qui a des effets néfastes sur la tenue d’accord. Pour la plupart des pianos, il faut approcher la justesse par le bas, en ayant très peu à remonter et en laissant l’élasticité de la corde finir le travail car une surtension ne ferait que désaccorder rapidement le piano par la suite.

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Différentes clés d’accordage

En effet, obtenir un piano juste sur le coup est une chose, obtenir un piano qui reste juste longtemps en est une autre. À cette fin, surtout si l’instrument n’est pas accordé régulièrement, et afin d’équilibrer les tensions dans l’instrument, il ne faut pas hésiter à effectuer avant l’accord un, voire deux, ou même trois pinçages. Le pinçage est une technique de rééquilibrage des tensions généralement employée pour remonter un piano au diapason; il est souvent préférable de faire en deux visites si le diapason est vraiment trop bas et de reprendre alors l’accordage au bout de quelques semaines et/ou jours lorsque l’instrument aura travaillé avec les centaines de kilos de tension supplémentaires appliqués.

Sur un piano, la plupart des notes sont produites par plusieurs cordes vibrant en sympathie. Cela fait que si deux de ces cordes produisent une fréquence différente même légèrement, la sonorité devient désagréable. L’accord des 2 et 3 cordes ensemble s’appelle « l’unisson ». Les effets de phase entre les cordes, le temps plus ou moins long entre l’impact du marteau et la stabilisation des phases entre elles a pour conséquence que différents timbres peuvent être obtenus selon la façon d’accorder les unissons. Il s’agit en fait plutôt d’une utilisation de l’énergie sonore mettant plus l’accent sur l’attaque ou plus sur le son rémanent. De par sa frappe et son écoute, l’accordeur génère déjà un type de dynamique sonore qui lui convient.

Pour construire le tempérament, on utilise une octave de référence qui sert de modèle pour toute l’étendue du piano. On commence par accorder une corde en fonction du diapason, en étouffant les autres cordes avec un coin d’accord ou une bande de feutre insérée entre les cordes, puis on trouve la hauteur des autres notes de cette octave en accordant des intervalles et en comparant les battements de partiels que ces intervalles génèrent lorsqu’ils sont plaqués (notes entendues simultanément). Une fois la partition de l’octave de référence réalisée, les autres notes sont accordées octave par octave au moins sur une corde, en réalisant d’oreille des preuves (comparaisons d’intervalles entre eux). Puis on libère une autre corde dans chaque chœur (un chœur est un ensemble de cordes actionnées par une seule touche), et on cherche à en faire disparaître les battements. Plus on est proche de l’unisson, plus la fréquence du battement diminue, jusqu’à disparaître. L’accordeur expérimenté prend soin de gérer l’attaque et le son rémanent de chaque note de façon à fournir une sensation agréable et égale tant pour l’oreille que pour les doigts du pianiste qui « écoute » beaucoup avec ses doigts.

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Marteaux et étouffoirs

Il existe des logiciels et des appareils d’accord dédiés au piano ou génériques. De par leur prix et les connaissances qu’ils supposent, ces outils s’adressent à un public de techniciens confirmés et ne sont d’aucune utilité à des amateurs: leur intérêt est de pouvoir travailler dans un environnement bruyant et de pouvoir recopier le même accord d’un technicien à l’autre sur un piano de concert ou sur plusieurs pianos comme, par exemple, pour le concert qui nous proposait lundi soir les concertos pour deux et trois pianos de Mozart.

Vous le constatez, accorder un piano n’est pas une mince affaire et si nous pouvons trouver, sur la scène, le roi des instruments prêt à ravir nos oreilles, l’accordeur y est pour beaucoup. Plus qu’un artisanat, c’est vraiment d’un art qu’il s’agit car chaque accordeur possède sa manière, sa technique qui s’imprime dans le rendu sonore de l’instrument. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Un accordeur n’invente pas le son du piano. Il se met au service de l’interprète pour tenter de lui proposer un accordage individuel qui correspond le mieux possible à son jeu.