L’histoire est connue. Ovide raconte cette métamorphose parmi tant d’autres. Le sculpteur, Pygmalion de Chypre, déçu du comportement des femmes, décide de réaliser le portrait de la femme idéale. Il a à peine achevé son œuvre qu’il en tombe éperdument amoureux. Il supplie Aphrodite de lui insuffler la vie et la statue devient chair (une dénomination tardive l’appelle Galathée). Il l’épouse sans tarder et la déesse assiste à la cérémonie. Ils ont un fils, Paphos qui fonde la ville du même nom, dédiée à l’amour, et une fille, Métharmé.
Dans le cadre d’une réflexion sur la mise en musique du mythe de Faust, chez Liszt en particulier, un auditeur me faisait remarquer la proximité entre l’analyse que je donnais du personnage de Gretchen et le mythe antique. En effet, en examinant de près les trois personnages qui animent le Faust de Goethe et les diverses paraphrases qui en ont été faites, on est en droit de se demander si la proposition de Méphisto à Faust de lui faire découvrir l’amour n’est pas une fabrication de l’imaginaire.
Il n’est pas l’heure ici d’observer la condition de la femme à l’aube du XIXème siècle mais on peut aisément affirmer que l’âme romantique masculine fabrique une nouvelle vision de la féminité qui lui convient (certaines civilisations qui n’ont pas vu ou accepté l’émancipation de la femme en sont resté à une vision masculine de la femme). Observons l’opéra par exemple. Les héroïnes du XVIIIème siècle semblent bien plus libres que celles du XIXème. Victimes des hommes romantiques (au sens historique), elles sont oppressées, malmenées, soumises à des situations qui les font vaciller et inéluctablement courir à la folie, et, in fine, à la mort. En revanche, comme pour compenser cette cruauté, les hommes inventent le concept d’Eternel féminin dont le rôle est de procurer la rédemption à l’homme dans un amour transcendé…tout un programme !
Faust est un scientifique, partisan de la raison, en pleine quête existentielle. Comme tous les personnages romantiques, il est habité par deux entités opposées (Eusébius et Florestan chez Schumann). L’homme et son double forment un équilibre entre les notions de bien et de mal, de réalité et de fantasme. Le sujet parcourt tout le siècle ne laissant personne indifférent. En conséquence, il émane de Faust une face obscure en la personne de Méphisto qui s’empresse de balayer la morale et la science au profit d’une sensualité séduisante et séductrice. Il lui fait miroiter la conquête de Gretchen qu’il compose selon ses propres fantasmes diaboliques. Elle est belle, jeune, pieuse et pure, elle est innocente. Elle ressemble à Galathée. Sa projection dans le miroir suffit à persuader Faust qu’il l’aime, lui qui n’a jamais connu l’amour.
Dans sa musique, Franz Liszt semble avoir compris les enjeux du drame de Goethe. Les thèmes et leitmotivs qu’il attribue à Gretchen dans la symphonie Faust ou dans la sonate en si mineur sont tous dérivés de ceux de Faust. Comme si Méphisto créait l’image que Faust veut secrètement voir, comme s’il s’agissait de donner vie aux fantasmes de l’homme, la créature féminine qui lui ressemble n’est qu’une émanation de ses désirs. Pourtant cet amour là n’est qu’un leurre et Gretchen, évacuée à la fin du premier Faust, revient plus tard sous une forme plus philosophique comme le symbole de l’Amour rédempteur. Ce n’est que par sa mort, c’est-à-dire le renoncement de Faust, que l’amour charnel se transforme en cet éternel féminin tout aussi inventé, mais cette fois à un niveau plus « spirituel ».
Ainsi, Goethe et Liszt ouvrent la voie à la notion particulière d’Amour total véhiculée par les notions de compassion ou d’empathie qui proviennent en partie de la connaissance suprême du monde véhiculée par les religions orientales et que Richard Wagner et d’autres adapteront à la vision occidentale et chrétienne du monde… Un sujet inépuisable !