Le préau des fous

Au même titre que son exact contemporain Jacques Louis David, Francisco Goya (1746-1828) fut l’un des grands témoins d’une période charnière de l’histoire. Mais s’il fut passionnément espagnol et homme de son temps, il parvint aussi à rendre son art universel et intemporel. Ses peintures et ses gravures ne cessent de révéler à l’homme ses travers les plus sombres comme sa dignité la plus élevée.


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Goya peint par Vicente Lopez Y Fontana

Mais bien plus qu’à David, dont il fut pourtant l’ami, Goya ressembla à un autre de ses contemporains, Ludwig van Beethoven (1770-1827). Comme Beethoven dans le domaine musical, Goya marqua dans l’histoire de la peinture l’une de ces ruptures décisives qui rendent inutilisables les modèles et les traditions du passé. Comme le musicien, il fit entrer l’art occidental dans une nouvelle ère, celle du romantisme.

Répartis équitablement entre le XVIIIème siècle et le XIXème, leurs vies d’hommes et leurs parcours d’artistes se ressemblèrent un peu. Leur formation fut celle du Siècle des Lumières finissant, celui de la raison, celui qui avait développé les grandes formes et les canons nouveaux de l’art dégagé des exubérances baroques. Haydn et Mozart pour Beethoven et Tiepolo pour Goya furent à la fois des maîtres à imiter et des modèles à dépasser. Car au tournant du siècle, tous les deux entrèrent dans une crise personnelle très forte, en grande partie liée à leur plus terrible point commun, la surdité. L’isolement que leur valurent leur handicap et une évolution de la pensée mesurant désormais les limites de l’art des pères classiques face aux grandes questions existentielles, celles de l’individu en pleine quête d’identité, modifia de fond en comble leur art et son message. Alors que Beethoven composa sa Troisième symphonie « Héroïque », Goya grava les « Caprichos » (Caprices). Ces œuvres appartiennent pleinement au XIXème siècle.


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Goya, Caprichos, n°80, « C’est l’heure! »

L’art de Goya demeure l’une des premières formulations convaincantes de cet idéal romantique appelé à façonner le nouveau siècle politique, social et culturel. C’est dans cet esprit que chez l’un et l’autre, se développa l’exaltation de la dignité des droits de l’homme, de la liberté de l’individu face au pouvoir de l’État ou de l’Église. Ainsi, dans ses grandes séries de gravures, Goya scrute avec une profondeur et une virulence de ton sans précédent les mille et un visages de l’inhumanité, de l’humanité poussée dans ses retranchements les plus tragiques et les plus terrifiants, de l’arrogance et de l’obscurantisme. Quant à ses peintures de la « période noire » (conservées pour la plupart au Prado à Madrid), elles semblent se référer à une guerre intérieure menée à coups de pinceau sur les murs mêmes de sa maison.


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Goya, Deux vieilles qui mangent

Là encore, le parallèle avec Beethoven est flagrant. Toutes ses œuvres de la maturité, les derniers quatuors, les dernières pièces pour piano sont autant de luttes intérieures pour vaincre individuellement cet esclavage de la surdité, symbole d’une punition universelle, celle de l’être humain oppressé. Le discours de l’un et l’autre restent profondément actuels et ils continuent de nous toucher profondément.

Si Goya nous captive aujourd’hui encore, c’est par sa capacité à déjouer la mascarade des apparences et à inscrire dans la vérité universelle son expression personnelle des faits de son temps. Ainsi, son message parvient jusqu’à nous et se situe au niveau des archétypes de l’homme. Tout comme Beethoven, c’est là que se trouve le point ultime de son expression, c’est là que nous pouvons affirmer le dénominateur commun qui nous unit à ces individus qui, pourtant, vécurent un autre monde que le nôtre. Pas si différent, en vérité, puisque les idées mises en place et exprimées par les artistes sont celles qui hantent l’homme depuis son origine.


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Goya, Intérieur d’une prison

Avec Intérieur d’une prison, conservé au Bowes Museum à Barnard Castle (Royaume-Uni), le Préau des fous du Meadows Museum de Dallas (USA) forme un diptyque terrible.

Dans une coloration presque uniformément grise, les figures humaines sont les seules et pauvres notes de coloration. Dans l’un, la prison, les hommes enchainés offrent toutes les attitudes de l’accablement.

Dans l’autre, celui des fous, c’est une agitation désespérée qui les anime. Quelques figures, pourtant, illustrent l’accablement et le repliement de la mélancolie.


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Goya, Le Préau des fous

Les deux hommes, au premier plan, l’un, à droite, en position presque fœtale, l’autre, à gauche, debout, solitaire et hagard sont indifférents aux lutteurs nus qui se trouvent placés derrière eux. Il est peu de tableaux de Goya qui porte les marques d’un tel désespoir.

Tout avenir a disparu, la hauteur des murs, leur aspect lisse et presque irréel, qu’une lumière aussi aveuglante que glacée ne fait qu’assombrir, sont autant de métaphores du désespoir.

La composition tout entière pourrait être interprétée comme l’image même de l’âme du mélancolique. Le repliement sur soi, dans une forteresse intérieure, la double nature de cette mélancolie, montrée comme une opposition entre neurasthénie et vaine exubérance sont les ingrédients typiques à la fois des malades que la médecine commence à observer dans la quête des ressorts de l’âme et d’un romantisme qui redoute la dissociation de l’être. Le mythe de l’homme et de son double est exprimé ici avec une extraordinaire force annonçant les grands déchirements de Robert Schumann.

En ce sens, la lumière aveuglante et le coin de ciel bleu décidément inaccessible qui dominent tout le tableau sont froids et glacés comme celle d’une intelligence sans générosité. Intelligence divine désormais débarrassée de ses attributs anthropomorphes ? Vision fataliste d’un monde en perdition qui ne peut que constater l’amplification de la mélancolie ? Dans les deux cas, tout à fait compatibles d’ailleurs, la vision d’un monde qui appelle le désespoir contemporain des utopies et uchronies de Samuel Beckett. Bouleversant !