On connaît depuis longtemps organes artificiels qui aident la médecine, et surtout les patients, à survivre à de nombreuses maladies. C’est un grand bien. On parle de ventilation artificielle pour les malades dont le système respiratoire ne fonctionne plus seul. Bref l’aide extérieure d’une machine peut apporter des remèdes temporaires ou définitifs aux défaillances de notre organisme. Depuis peu, même la voix chantée peut bénéficier d’une aide artificielle lorsqu’elle dérape, lorsqu’elle chante faux. Il ne s’agit pas ici d’évoquer une quelconque thérapie vocale, non, seulement de dénoncer l’usage abusif d’un logiciel qui fausse (quel paradoxe!) complètement et en temps réel la perception que nous avons d’un chanteur ou d’une chanteuse.
Il faut vivre avec son temps. C’est ce que promet le logiciel Auto-Tune, rien de moins que de corriger les fautes de justesse de votre voix en temps réel quand vous chantez. De nombreux professionnels font désormais appel à ce programme informatique correcteur de fréquence créé par la société Antares Audio Technologies depuis 1997. Les problèmes que soulèvent de telles corrections sont nombreux. Et en premier lieu, c’est l’honnêteté et l’éthique des artistes qui sont mises à l’épreuve. Désormais, tout le monde peut donner l’illusion de chanter juste dans toutes les circonstances, que ce soit en studio, où la voix est corrigée (mais cela se fait depuis très longtemps déjà) soit en public et en temps réel, et là, c’est nouveau. Si cela semble formidable pour le chanteur qui en a besoin, c’est aussi un bon motif pour ne plus travailler cet aspect essentiel de la technique, cacher l’usage du logiciel et tromper le public.
Le tableau de bord du logiciel Auto-Tune.
Donc, la voix entière peut être métamorphosée en direct dans leur hauteur, leur volume et leur justesse. On entrevoit le jour proche où il sera devenu impossible, même dans ce qu’on appelle encore aujourd’hui la vérité du concert, de différencier un vrai chanteur d’un opportuniste, d’une voix synthétique. Cela se pratique déjà beaucoup dans la variété et le pop, cela devrait atteindre, si ce n’est pas encore le cas, la musique classique bientôt. Cette dernière y échappe encore tant que les chanteurs ne dépendent pas d’une « régie son » au moment de leur concert. En studio, la pratique est courante. C’est d’ailleurs ce qui rend certains artistes plus séduisants sur disque que sur scène. C’est un peu le même principe que le logiciel Photoshop pour l’image. Toutes les retouches sont possibles et vous aurez déjà constaté le fossé entre la photo de l’artiste et l’artiste lui-même. Ici, c’est une retouche de la voix.
Le cas de Cecilia Bartoli ne touche que son image. De nombreux concerts ont montré la qualité exceptionnelle de sa voix.
Mais au-delà de cette polémique, c’est l’occasion de tirer au clair un problème majeur que les enfants, les femmes et les hommes rencontrent bien (trop) souvent. Ils chantent faux. Certes, ce n’est pas la majorité et d’ailleurs, qu’est-ce que la justesse vocale ? Pour faire rapide, car le sujet est très complexe, je dirai que chanter juste, c’est chanter la note attendue par une mélodie dans sa hauteur et dans sa durée correctes. En dehors de pathologies de l’organe phonatoire et de l’oreille qui relèvent de la médecine, certains chantent faux tout le temps et ont besoin d’une profonde rééducation de l’oreille et de la voix pour apprendre à écouter ce qu’ils entendent. D’autres, et c’est le cas le plus fréquent, ne chantent faux qu’en partie, ce qui semble plus curieux. Pour tous, cependant, l’espoir de chanter un jour juste reste d’actualité même sans logiciel. Cela demande pourtant un énorme travail.
Chanter faux n’est pas une fatalité. Pourtant, si vous posez autour de vous la question « une personne qui chante faux peut-elle apprendre à chanter juste? », la réponse sera unanimement non. C’est une fausse croyance. En effet, à partir du moment où les raisons physiologiques sont écartées, que l’audiogramme est normal, il n’y a aucune raison qu’une personne qui chante faux ne puisse chanter juste avec un programme approprié, un accompagnement soutenu et un peu de temps. Encore faut-il s’entendre sur la signification de chanter faux.
Il est fréquent que des personnes viennent prendre un cours de chant pour la première fois en prétendant chanter faux alors que ce n’est pas le cas – certaines pleurent de soulagement quand on leur apprend qu’en réalité elles chantent juste. Il peut d’ailleurs arriver à tout le monde de chanter faux, l’oreille n’est pas infaillible et la voix peut, dans certaines circonstances s’avérer fragile.
L’un des principes essentiels du chant est de prendre conscience que le chanteur n’entend pas la même chose que l’auditeur. Ce qu’il perçoit quand il chante est principalement l’écoute osseuse, l’écoute aérienne est plus limitée. L’écoute osseuse est la transmission à l’oreille interne, au travers du squelette, du son produit, l’écoute aérienne est la transmission vers l’oreille des sons émis dans l’air. C’est donc, en partie du moins, ce que perçoit l’auditeur. Le cerveau, comme dans le cas de la vision, reçoit, adapte, transforme le son et lui donne forme. Il l’interprète, l’identifie et le ressent. Ainsi, différencier ces deux écoutes, s’y adapter et les utiliser font partie de l’éducation des chanteurs. Pour les instrumentistes, le problème ne se pose pas de la même manière puisque leur instrument est extérieur à leur corps. Par contre, dans ce cas, l’oreille jour un rôle de correction et de vérification et les écoutes aérienne et osseuse sont plus ou moins sollicitées. Elles contribuent à ce que le son émis par l’instrument corresponde à l’image sonore qu’en a le musicien. C’est là, également un très long apprentissage.
Autre difficulté de taille : la richesse harmonique de la voix chantée. Un son n’est jamais pur. Il est constitué d’un son fondamental qui est la note émise, un do par exemple, et d’une série de sons beaucoup plus faibles que l’on nomme concomitants ou sons harmoniques. Dans cette série d’harmoniques, la résonance de la note fondamentale est la plus forte parce qu’elle est la plus grave et qu’elle revient le plus fréquemment. Plus la voix est riche en harmonique plus la voix est timbrée et plus la sensation de non justesse peut être grande pour l’auditeur comme pour le chanteur et parfois pas forcément en même temps. La voix peut sembler fausse au chanteur parce qu’il perçoit par l’écoute osseuse des harmoniques qui sont dissonantes. La plupart du temps c’est à peine sensible pour l’auditeur. Elle peut par contre être fausse pour l’auditeur à cause d’un vibrato trop large que ne perçoit pas forcément le chanteur. Tous ces cas nécessitent une prise de conscience et une attention particulière qui n’ont rien à voir avec la rééducation de l’oreille que doit suivre la personne qui chante complètement faux.
En effet, certaines personnes sont incapables de reproduire une mélodie. La plupart du temps, elles se trouvent dans l’incapacité de repérer la fondamentale du son et chantent une des harmoniques. La plupart des gens perçoivent cela de façon totalement intuitive.
La « cantatrice » et milliardaire Florence Foster Jenkins a remué de bonne humeur le monde musical new-yorkais en 1944 dans un concert à Carnegie Hall.
Pendant l’enfance, en reproduisant des chansons, notre cerveau apprend à différencier le son fondamental des harmoniques et nous chantons le son fondamental sans nous poser de question. La personne qui chante complètement faux n’entend pas cela. Son cerveau différencie bien des harmoniques mais ne réussit pas à isoler le son fondamental. Sauf pour quelques notes. D’ailleurs, quand on fait chanter une gamme ascendante à celui ou celle qui chante complètement faux, on découvre que trois ou quatre notes, généralement conjointes et dans le registre grave, sont toujours justes. La raison de ce phénomène étrange n’est pas bien connue. On suppose que ces notes correspondent à un stade de développement de l’enfant. La plupart du temps les personnes qui chantent complètement faux le découvrent à l’école primaire vers sept ou huit ans. Est-ce qu’auparavant elles chantaient déjà faux? Est-ce que le blocage est dû à l’attitude du maître et de l’entourage? Un complexe sur le chant à cet âge déterminant peut être catastrophique. Une chose est sûre, un blocage apparaît et en général, l’enfant s’interdit de chanter en public et bien souvent pour lui même quand il est seul. Il lui devient évident que, décidément, il chante faux !
Ainsi la société écarte injustement du domaine des chants et de l’expression musicale celui qui n’a pas la chance de chanter juste naturellement. Elle crée ainsi des êtres humains complexés qui perdent leur assurance, la confiance en eux et qui ne ressentiront jamais l’immense plaisir d’émettre un son qui met en émoi le corps tout entier. Pourtant, de nombreuses techniques existent pour apprendre à poser sa voix, pour contrôler la justesse, la rythmique et la dynamique. Les professeurs de chant, les phoniatres et parfois même les logopèdes peuvent solutionner de nombreux cas. Et si le but n’est certainement pas de devenir un chanteur virtuose, bien chanter peut aider à bien parler, et cela, nous en avons besoin tous les jours