Pour rester encore un peu dans le chant, j’aimerais aborder aujourd’hui l’un des aspects les plus émouvants de l’art vocal. Un auditeur me confiait hier qu’il avait découvert avec passion l’effet du bel canto italien sur sa sensibilité et même, s’étonnait-il, sur son organisme. La révélation lui est venue comme cela, sans autre forme de procès. Nous sommes nombreux à ressentir la force du chant sur nos sens et nos corps. Le pourquoi et le comment méritent qu’on s’y arrête un peu.
Certaines mélodies nous envoûtent et distillent leur lent « poison » au plus profond de notre âme. Comme beaucoup d’entre vous, je suis très sensible aux inflexions de la voix au point parfois de me contenter d’écouter la mélodie sans penser au contexte dans lequel le compositeur a voulu la placer.
Comme le disait le philosophe Hegel, la mélodie est une libre résonance de l’âme. Et pour reprendre les paroles de Jean-Jacques Rousseau, elle est « un lien puissant et secret des passions avec les sons ». Et de fait, si la mélodie nous attire et nous emporte, c’est qu’elle nous parait être le mouvement même de notre âme dans sa durée concrète. Elle renvoie à l’expérience que nous faisons de notre intériorité. A l’image de celle-ci, la ligne mélodique d’un air d’opéra, par exemple, accélère, ralentit, s’étire en un rubato parfois excessif, s’alourdit, se détend, s’apaise, s’exalte ou s’exténue.
La mélodie semble intemporelle et vous avez beau l’avoir entendue des dizaines de fois, elle vous habite et vient vous visiter régulièrement. Pourtant, si nous observons ses canons objectivement, nous n’y trouvons rien de particulièrement original. Elle fonctionne par périodes de quatre mesures, déployant ses antécédents et conséquents parfois de la manière la plus prévisible. Son accompagnement est des plus rudimentaires avec un orchestre qui, à l’image d’une main gauche de piano qui joue en arpèges, laisse couler imperceptiblement le temps. Rien de nouveau dans tout cela.
Mais sommes-nous obligés de n’apprécier que ce qui est original et nouveau ? Bien sur que non ! Et, du reste, toute la force de cette musique ne réside t-elle pas dans ce que la partition ne peut pas montrer par ses graphismes ? On a beau, au cours du temps avoir perfectionné le système de l’écriture musicale, on n’est jamais arrivé (pas plus d’ailleurs que dans la littérature ou la poésie) à « noter » ce qui fait l’intensité d’une interprétation, son timbre, ses nuances les plus subtiles. Car enfin, c’est bien ce qui compte. J’ai beau placer la partition de cet air tiré de la Sonnambula de Bellini sur le pupitre de mon piano, les sons que j’en tire, s’ils sont ceux de la partition, ne témoignent en rien de l’émotion que je puis ressentir à l’écoute d’une vraie voix de soprano.
Bellini, S onnambula, Acte 2, Air d’Amina, Ah non credea…
Ces quelques ornements, ces coloratures que Bellini savait utiliser à leur vraie valeur expressive, cette ritournelle de hautbois qui accuse toute la douleur d’Amina, toutes ces légères, et parfois moins légères, ruptures de phrases, ces respirations et ces déformations (rubato) dans le déroulement du temps, c’est cela qui donne la vie à la mélodie. C’est là, dans ce genre de musique, que l’âme résonne avec la douleur et le chagrin. C’est aussi cette faculté extraordinaire qu’ont les interprètes à nous donner le frisson, même quand ils en font un peu trop (comme Anna Netrebko, exagérée dans ses amplitudes, mais tellement vraie et belle dans sa douleur). Non, il ne s’agit pas pour moi d’un effet pervers de la vue sur l’oreille. J’ai beau regarder la belle Anna comme une femme magnifique, il n’empêche qu’il y a dans sa voix quelque chose de très prenant, de sincère.
Ce quelque chose tout différent que chez Nathalie Dessay, touchant, elle aussi dans sa simplicité et encore autre chose que chez Maria Callas. On pourrait multiplier les exemples. Cette mélodie est un « must » du répertoire des sopranos. Peu importe tant que vous vibrez par les sons. C’est qu’il y a quelque chose en nous de cette mélodie, même en dehors de son contexte opératique. C’est aussi là le talent de Bellini. Vous isolez cette mélodie et elle vous attrape cependant. Quelle magie !
Les anciens utilisaient le mot « musica » pour désigner l’ensemble des muses. C’est sans doute que l’art des sons avait, pour eux, une signification d’accumulation des caractéristiques de tous les arts. Dans le domaine de l’opéra, c’est flagrant. Poésie, musique, architecture, tragédie, … tout se rapporte à une sorte de synthèse des arts. La musique, comme le soulignait Schopenhauer, permet la communication de l’homme avec l’infini, celui qui comporte en son sein les archétypes des passions humaines. Et bien cela me semble encore vrai, sauf que l’infini est en nous, dans les tréfonds de notre âme. Et c’est bien elle qui, par l’intermédiaire de la musique, ravive nos sens, font remonter à notre conscience les affects enfouis au plus profond de nous-mêmes. La mélodie nous parle de nous bien au-delà de ce que notre langage articulé peut réaliser. Alors, laissons-nous aller… et prenez une petite demi-heure pour écouter et vibrer aux sons de ces deux grandes interprètes.