La Fantaisie en fa mineur D. 940 pour piano quatre mains de Franz Schubert (1797-1728) qui était au programme de notre concert à l’U3A est une œuvre révélatrice des derniers moments du compositeur. Composée en 1828, elle figure au rang des ultimes chefs-d’œuvre et renoue une fois encore avec la formation du quatre mains qu’il fréquenta toute sa vie.
Deux pianistes sur un même instrument. Quatre mains et deux êtres qui vont se croiser, se gêner, se compléter et s’aimer sur la surface d’un même clavier. Une manière de tromper la solitude, une symbolique de l’amour tant désiré, ou simplement la manifestation des pratiques amicales des schubertiades… ? Musique de chambre d’un genre particulier en tous cas ! Un piano d’ailleurs rendu symphonique par l’extension des possibilités qu’offrent deux mains gauches et deux mains droites. Fantaisie… forme libre… comme le résultat d’une improvisation. Et pourtant, comment improviser à quatre mains sans préparation préalable? La fantaisie, si bien construite possède, grosso modo, la structure d’une sonate. Elle se divise en quatre mouvements enchainés. Allegro molto moderato pour commencer, Largo en guise de deuxième mouvement, Allegro vivace pour le scherzo et un retour au premier tempo suivi d’une fugue pour le final.
Le parfait équilibre qui y règne témoigne d’un travail conséquent de mise en forme et des dernières tentatives de Schubert pour élargir son répertoire expressif. La fugue finale, en effet, témoigne des cours de contrepoint que le compositeur avait repris un peu avant de mourir. Il estimait, avec beaucoup de modestie, qu’il lui restait à franchir ce pas vers le contrepoint, le canon, la fugue et la polyphonie au sens large, qu’avaient réussis Mozart, Haydn et Beethoven. Mais la fugue de la Fantaisie témoigne surtout de l’errance de l’homme en quête d’un inaccessible chemin, celui qui, quelques mois plus tard, trouvera son terminus dans le Joueur de vielle dernier lied du Voyage d’hiver.
Car, encore une fois, c’est bien de voyage qu’il s’agit; de l’errance plus exactement, celle que traduit le mot allemand der Wanderer, si souvent employé par Schubert. Et dès les premières notes, ce qui frappe l’auditeur, c’est que les mains gauches entament un rythme qui illustre le pas de l’errant. Molto moderato… l’errance n’est pas une course, mais une quête. C’est ce que semble nous dire l’inoubliable mélodie qui s’élève telle un lied sans paroles. Chez Schubert tout est chant, chant de la voix, six cent lieder en témoignent, chant des instruments, impossible de passer à côté. La rythmique de ce thème, avec son retour quasi obsessionnel, évoque le destin de l’homme solitaire, sa calme mélancolie semble vouloir nous indiquer un souvenir, un « Jadis » désormais inaccessible.
Attention! La page de gauche est celle du pianiste à gauche et celle droite, celle du pianiste de droite.
D’ailleurs, à chaque fois que ce chant module vers le majeur qui devrait le rendre plus lumineux, de sombres dissonances (écoutez cette terrible quinte diminuée si-fa si proche du « Diabolus in musica ») provoquent un changement d’esprit et l’apparition d’un second thème plus véhément.
L’intervalle de quinte diminuée, renversement du « Diabolus in musica »
Presque colérique, ce moment rude, fait d’accords frappés et de rythmes violents, est plus qu’une révolte. Schubert, au creux de ses œuvres les plus intimes, a toujours laissé exploser sa rage, rage de la vie, poids de la maladie et de la mort (il sait qu’il est atteint de maladie incurable depuis 1823) qui s’annonce. Ainsi, cette force déployée n’a aucun impact sur la suite. Schubert n’a pas la force qu’avait son modèle tant admiré, Beethoven. Le fatalisme l’emporte et le chant « souvenir du passé » réapparait, identique, triste à en pleurer.
Très étrange, le Largo qui fait office de deuxième mouvement ressemble à une ouverture à la française telle que la pratiquaient les compositeurs baroques. On aimerait d’ailleurs y voir le miroir de la fantaisie en fa mineur K. 608 pour orgue mécanique de Mozart. On ne sait pas si Schubert a connu cette œuvre, mais elles semblent couler d’un même moule, comme archaïsant. Pourtant, s’arrêter à un hommage aux composteurs du passé reviendrait à ignorer que Schubert a utilisé les trilles dans toutes ses dernières œuvres. Elles prennent alors un sens beaucoup plus grave. Comme un glas qui sonne, menaçant… et encore, comment ne pas sentir le rythme de marche funèbre a envahi toute la partition sous prétexte de baroquisme?
Le Largo avec ses trilles et ses rythmes pointés et, au centre, l’ébauche du duo d’amour.
En son cœur, une ébauche de chant d’amour, un duo inachevé qui semble rappeler le désir d’opéra de Schubert, mais qui, de toute évidence se souvient avec émotion d’une passion inaboutie, celle de Thérèse Grob, celle de Caroline d’Esterhazy à qui est dédiée la fantaisie ou encore une immortelle bien-aimée plus abstraite, un concept tout romantique que Schubert, dans sa solitude éternelle, devait envier. Toujours est-il que ce chant sublime ne dure pas et laisse bientôt la place au retour des rythmes baroques du début.
Suit un scherzo bien enlevé qui témoigne renoue avec la danse. Il se souvient de la pratique familiale, cette « Musique à la maison » (Hausmusik) que l’on pratiquait souvent avec les moyens du bord pour tuer le temps des longues soirées d’hiver. L’un avait une guitare, l’autre une flûte, un troisième possédait une jolie voix, un vieux clavecin… et on jouait, non pas des œuvres complexes, les musiciens n’en étaient pas capables, mais des danses et des chants. Schubert gardera toujours une telle affection pour cette pratique que, ressurgissant dans la plupart des ses grandes formes, le scherzo sera l’endroit du refuge, la fuite vers ce cocon qui semble le protéger. Ainsi, le trio, en plein centre de ce scherzo est l’endroit de la confidence, de l’émotion, de la consolation. Écoutez ces sonorités tellement proches des sons d’une boite à musique. C’est comme s’ils nous livraient le secret intérieur de Schubert, celui de la mélancolie intérieure, du « Jadis », regard sur un passé qui était forcément meilleur…
Comme les sons d’une boite à musique
Après une progression dramatique et un terrible silence, le voyageur nous signifie qu’il doit reprendre la route, inéluctablement. C’est cela l’errance. Le thème principal revient donc et après un épisode vraiment douloureux, Schubert décide de terminer sa fantaisie par une grande fugue.
Fortissimo, arrêt et reprise du pas du voyageur et du premier thème.
Une fugue ? Et pourquoi pas ? Mozart, Haydn et Beethoven n’avaient-ils pas confié à la fugue héritée du grand Bach leur intimité la plus émouvante. Mais Schubert n’est ni l’un ni l’autre et d’ailleurs, il se sent faible en contrepoint et en techniques imitatives. C’est ce qui explique les leçons particulières qu’il avait repris à Vienne la dernière année de sa vie avec Simon Sechter (1788-1867), un théoricien renommé.
La fugue commence bien. Un beau sujet, bien dans l’esprit tragique de la fantaisie est accompagné de son contre-sujet chromatique. L’entrée des voix terminée, un divertissement en triolets s’amorce. Mais bien vite, il tourne sur lui-même, ne parvient pas à s’extraire de ce cercle infernal. Alors il gonfle, devient gigantesque et désespéré, il s’essouffle et, dans un ultime effort, s’interrompt sur un silence qui figure parmi les vides les plus bouleversants de tout le répertoire.
Les silences entourés, ces vides terribles, la catabase à gauche et les dissonances à droites qui ferment la Fantaisie.
La conclusion commence. Le pas du Wanderer se remet en marche. C’est le sort de l’errant, chercher ce chemin que seule la mort viendra interrompre. Et d’ailleurs, à bout de force, notre premier thème s’interrompt, laissant place à une terrible descente, catabase mortifère, puis à quelques accords dissonants se souvenant d’un destin qui n’a laissé aucune place à l’espérance.
Ainsi se referme cette Fantaisie en fa mineur, une œuvre essentielle pour bien comprendre le dernier Schubert et aborder les trois dernières sonates (D. 958, 959 et 960), le Voyage d’hiver D. 911 et le fameux Quintette D. 956.