Brabantio

Othello ou le Maure de Venise a beaucoup inspiré les artistes. Prototype de la déchéance progressive, victime des terribles machinations de Iago, homme profondément droit et juste sombrant dans la folie meurtrière, … autant de raison d’être fasciné pas un tel destin qui, ancré au plus profond de nos archétypes humains, fait appel à l’amour, l’estime de soi, la grandeur d’âme, la jalousie, la haine, la calomnie, la machination, le règlement de compte et, in fine, la mort. Ces valeurs, concentrées en une seule et fulgurante tragédie, nous attirent et nous font peur. Car ce sont les mécanismes humains qui y sont en œuvre et nous pourrions bien ne pas y échapper complètement.

Shakespeare a repris l’histoire d’Othello de Cinthio, auteur du XVIème siècle. Il en condense l’action et resserre la trame. Il en fait une pièce en cinq actes dont le premier, sorte de prologue se joue à Venise et les quatre autres dans l’île de Chypre en pleine tourmente suite aux invasions turques. Après Rossini, Verdi, convaincu par son éditeur et ami Ricordi, décide de sortir de son silence et de réaliser un vieux rêve, composer un nouvel opéra d’après Shakespeare qu’il admire depuis toujours. On sait que dans sa jeunesse, Macbeth avait été une première approche et qu’Otello, auquel il enlève le « h », comme Falstaff, mais dans des genres bien différents, seront ses vrais testaments dramatiques. Sur un livret génial de Boito, son complice, Otello sera resserré en quatre actes, supprimant l’acte vénitien, avec une efficacité exemplaire et le vrai sujet de l’œuvre oscillera entre la vision du monde selon Verdi… une sorte de désillusion générale sur la dualité de l’être humain balloté entre culture et nature.

À rebours, certaines illustrations du drame de Shakespeare entrevues par des peintres nous permettent, avant même d’aborder Verdi, de saisir certains tenants essentiels de l’œuvre. Car les rapports entre la culture et la nature sont intégrés au drame depuis toujours. La culture, c’est les usages sociaux, politiques, spirituels, tandis que la nature est ce vers quoi tendent les êtres humains. Lorsque les deux concepts entrent en conflit, la catastrophe n’est pas loin. Ainsi, ces deux toiles de Delacroix, peintes entre 1850 et 1854, suite à une représentation de l’Othello de Rossini.

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Delacroix, Desdémone maudite par son père entre 1850 et 1854.jpg

 


Le peintre a représenté avec force un élément qui est essentiel pour la bonne compréhension de la tragédie et qui a disparu de l’opéra de Verdi, la malédiction de Brabantio. Brabantio est sénateur de Venise et père de Desdémone. Personnage très influent auprès du doge de Venise, il a recueilli les aventures d’Othello et le récit de ses hauts faits, ainsi que sa verve rhétorique et sa personnalité droite ont séduit Desdémone. Cela ne plait pas au Sénateur qui voit sa fille lui échapper… et se marier en cachette avec un maure* ! La première transgression culturelle est franchie et elle est d’ordre racial. On ne peut imaginer, culturellement, que la jeune vénitienne soit amoureuse d’un homme à la peau noire (même si les maures n’ont pas la peau noire de l’Afrique noire, les représentations théâtrales ou picturales accentuent cet aspect pour le rendre plus saisissant). La nature, pourtant, en a décidé autrement et Desdémone persiste, animée du véritable amour. Malgré ses protestations, Brabantio ne pourra rien contre ce fait. Alors, de dépit, il la maudit. Shakespeare écrit cette terrible tirade teintée d’une forte xénophobie :

Brabantio : « Un enfant toujours si modeste, d’une nature si douce et si paisible qu’au moindre mouvement elle rougissait d’elle-même ! Devenir, en dépit de la nature, de son âge, de son pays, de sa réputation, de tout, amoureuse de ce qu’elle avait peur de regarder ! Il n’y a qu’un jugement difforme et très imparfait pour déclarer que la perfection peut faillir ainsi contre toutes les lois de la nature ; il faut forcément conclure à l’emploi des maléfices infernaux pour expliquer cela. J’affirme donc, encore une fois, que c’est à l’aide de mixtures toutes-puissantes sur le sang ou de quelque philtre enchanté à cet effet qu’il a agi sur elle ».

On le voit, les notions de nature et culture sont inversées dans le propos de Brabantio. C’est d’ailleurs le propre de tout fondement raciste ou intolérant. Pour lui, l’homme noir ne saurait en aucune manière séduire le blanc. Il ne peut utiliser que des artifices malhonnêtes. Il pense donc que sa fille est possédée par le mal ! Dans notre bonne conscience, on se dit que ces idées d’arrière-garde ne sont plus actuelles, mais à bien observer le monde, on est forcé d’admettre que ces honteux a priori sont encore présents dans nos sociétés. Brabantio n’est peut-être pas si obsolète qu’on ne le croit… ! Nature et culture sont bien en conflit dans Otello et, par extension, dans notre monde actuel…malheureusement !

Carl Ludwig Friedrich Becker (1820 - 1900) Othello racontant ses aventures à Brabantio et Desdémone.jpg

Carl Ludwig Friedrich Becker (1820 – 1900) Othello racontant ses aventures à Brabantio et Desdémone


Brabantio renie sa fille, donc… et profère, à l’égard d’Otello, un avertissement qui trouvera tout son écho dans la machination future de Iago, y compris chez Verdi qui ne la cite pas :

Brabantio : « Veille sur elle, Maure. Aie l’œil prompt à tout voir. Elle a trompé son père ; elle pourrait bien te tromper ».

Et l’avertissement saura faire son chemin dans la psychologie d’Othello. Lorsque Iago laissera supposer l’adultère, nul doute que se fera sentir la résonnance de Brabantio…

Mais quelle est donc cette angoisse qui tenaille un si grand héros alors qu’il constate à chaque instant l’amour sincère de son épouse ? El le spectateur de conclure qu’Otello n’a pas de raison de douter et que l’artifice de plus en plus terrible de Iago ne repose sur rien de tangible. Un mouchoir, le récit d’un (faux) rêve… quelques suppositions… Pourquoi donc le Maure est-il si influençable, si fragile?

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Théodore Chassériau, Othello et Desdémone


Et bien justement d’abord, c’est parce qu’il est Maure. Un homme qui a su, par la force de son bras, par son génie militaire, par sa fidélité et sa droiture devenir un bras droit du doge. Un homme qui s’est façonné une image parfaitement… vénitienne. Un homme qui a su vaincre mille aventures, un héros qui sait plaire… jusqu’aux plus belles femmes de Venise, bref, un homme qui a su se construire une identité dont il est fier. Mais une identité sans doute plus fragile que celle des autres vénitiens, par le fait de sa peau qu’il ne parvient pas à faire oublier. Son narcissisme est perceptible à de nombreuses reprises. Combien de fois n’insiste t-il pas sur l’amour que lui portent ses sujets et ses officiers, combien de fois ne fait-il pas l’étalage de ses succès militaires ? Alors imaginez, cet homme serait trompé par celle qu’il aime ? Ce serait la fin de tout, l’effondrement de tout ce qu’il a construit. L’avertissement de Brabantio prend pour lui allure de prophétie, annonce d’un déclin de l’homme tout entier… jamais il ne pourrait s’en remettre. C’est pour cela qu’il est si sensible, plus tard, aux propos de Iago, parce qu’il nourrit ce complexe d’infériorité contre lequel il se bat à chaque seconde de son existence.

Mais là ne se trouve sans doute pas toute la solution au problème. Othello n’est peut-être pas uniquement une histoire de jalousie qui tourne mal, une histoire passionnelle qui finit dans la mort ou encore l’histoire d’un narcissisme blessé. C’est sans doute une histoire d’amour, oui, mais pas celle qu’on croit. C’est l’histoire de l’amour d’Othello pour lui-même qui s’effondre. Ainsi, on peut alors affirmer que, comme Méphisto, Iago est le démon qui sème le doute, une partie qu’Othello a en lui. Encore le mirage de l’homme et son double si prisé par les romantiques et les adeptes des recherches psychologiques. Car enfin, comment ne pas faire la parallèle entre le Credo de Iago, inventé par Boito et Verdi, et La philosophie du Méphisto dans le Faust de Goethe ?

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Delacroix, Othello et Desdémone

Iago est l’émanation sombre (sans jeu de mot) d’Othello, tandis que Desdémone en est, elle, la face lumineuse, narcissique. Othello trouve en Desdémone une totale et exclusive admiration. Elle est la nourriture de son narcissisme. Tout le drame provient de la naissance du conflit entre la partie lumineuse et la partie sombre d’Otello. Entre ce qu’on peut nommer, finalement, le bien et le mal (malgré l’usage abusif fait de tous temps de cette terminologie). Desdémone, dont l’étymologie grecque signifie « l’infortunée », semble ne rien comprendre à ce qui lui arrive et est la victime. Avec la plus grande bonne foi, elle poursuit son chemin d’amour et de bonté. Elle meurt, comme bon nombre d’héroïne de Verdi, dans une profonde injustice qui nous expose ce terrible gâchis… Et surtout un déséquilibre insoutenable. Otello est désormais privé de la moitié de son être. Le mal l’a envahi complètement. Othello ne peut donc plus vivre. Il comprend trop tard la machination intérieure et il met fin à ses jours, seule issue possible. Seul Iago semble y échapper. Chez Shakespeare, il est blessé par Othello, chez Verdi, il s’enfuit, il disparaît sans qu’on sache quel sera son sort… et peu importe, le mal qu’il représente s’est abattu sur le monde.

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Collin, Othello et Desdémone


Alors, dans ces circonstances, Brabantio, sorte de Commandeur détenteur des lois de la société, de la culture, en d’autres mots, avait averti. Sa prophétie s’est accomplie. Il confirme, chez Shakespeare, que l’ordre social, politique et racial doit être rétabli. Chez Verdi, le personnage est absent, mais sa prophétie court sur le destin de l’œuvre. Ce qui donne l’impression au spectateur que la tragédie verdienne est plus puissante que celle de Shakespeare, c’est la différence de point de vue. Le dramaturge anglais observe les faits comme du dessus, Verdi se place du point de vue de cet homme déchiré qu’est Otello.

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Théodore Chassériau, la toilette du soir de Desdémone (juste avant l’Ave Maria)


On sait que la première idée de Boito et Verdi avait été de nommer l’opéra Iago. On comprend pourquoi il ne pouvait se nommer qu’Otello. Iago n’est qu’une partie de l’histoire, Desdémone aussi. Tous les deux sont les faces d’Otello. Il est le seul à tout rassembler en son sein, à tout condenser dans son personnage. C’est, finalement, l’histoire de l’affrontement schizophrénique de l’être que Verdi met en scène au soir de sa vie. Propos profondément moderne, certes beaucoup exploité par les romantiques, mais particulièrement efficace ici. Il y intègre tout le fruit de ses réflexions, de ses lectures et de son évolution spirituelle. Boito affirmait : « Comme nous tous, il (Verdi) avait depuis longtemps perdu la foi. Plus que d’autres, il en avait gardé regret ». Les deux jalons d’Otello sont le Credo de Iago et l’Ave maria de Desdémone symbolisant à eux seuls les deux pôles de sa psychologie.

*En résumé : le mot « Maure » a désigné plusieurs sortes de populations selon l’époque. Durant l’antiquité, il désignait les Berbères de l’ouest de l’Afrique du nord. Durant le Moyen Âge, il désignait les musulmans d’Espagne (souvent composés de berbères, d’arabes et d’espagnols islamisés). « Maure » a aussi commencé à devenir synonyme d’arabe, étant donné qu’Al Andalus fut graduellement arabisée à partir de la conquête, et devenue le centre du Monde Arabe (Grenade) (Wikipédia).