Avant le Cri !

Comment rester insensible à la terrible émotion qui émane des œuvres de Edvard Munch (1863-1944)? Celui que nous considérons aujourd’hui comme le père de l’expressionnisme est avant tout un homme dont l’existence, parsemée de souffrances, fut entièrement tournée vers l’exploration de l’âme humaine. Cette descente vers les les tréfonds de l’humanité se teinte tour à tour de la violence que seul l’image du cri existentiel peut représenter.

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Edvard Munch


Nous connaissons tous cette toile terrible, le Cri (1893) et mon propos pourrait vous sembler un véritable lieu commun. Mais il ne m’importe pas de vous parler de cette œuvre aujourd’hui, mais de ce qui la précède. On peut d’ailleurs affirmer que s’il nous faut crier un jour, sortir ce hurlement existentiel, c’est que quelque chose l’a déclenché. Attention, je ne parle pas de n’importe quel cri, mais uniquement de celui qui résulte d’un mal être profond, celui qui survient comme la conséquence de pensées insoutenables, le cri existentiel donc.

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Le Cri (1893)

 

C’est un peu comme si les œuvres qui précèdent le Cri en étaient une préparation, un antécédent essentiel à sa compréhension. Et si l’on affirme parfois que crier, c’est se libérer, si l’on conçoit ce phénomène de catharsis comme une transition entre l’angoisse et la libération, force est de constater que chez Munch, le Cri n’apaise rien. Il résonne encore et encore comme une douleur extrême et cosmique, éternelle, sans rédemption. Mais avant de dire quelques mots sur la toile Mélancolie (1892), voici quelques repères évoquant le contexte psychologique de Munch.

Enfant de la capitale norvégienne qui s’appelait alors Christiania, Edvard Munch est le fils d’un médecin militaire profondément religieux et peu argenté. Si l’ouverture à la culture a pu déclencher la vocation artistique d’Edvrard, son environnement familial, profondément morbide, l’a sans nul doute nourrie. Jugez-en par vous-mêmes. Sa mère, pourtant de vingt ans la cadette de son mari, meurt alors qu’Edvard n’a que cinq ans. Sa sœur aînée, quinze ans à peine, est emportée par la tuberculose. Sa sœur cadette est diagnostiquée « mélancolique » avec des tendances schizophrènes. Son frère Andreas sera le seul des cinq enfants à se marier… pour décéder quelques mois après la cérémonie. C’est à Paris que Munch apprend la mort de son père. De l’avis général, la solitude et la mélancolie dont témoigne Nuit à Saint-Cloud (1890) sont l’expression de ce deuil.

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Nuit à Saint-Cloud (1890)

Au Salon de Christiania en 1891, Munch expose entre autres toiles ces deuxtableaux intitulés Mélancolie (1891-92). Ici, les grandes lignes en arc et les larges touches de couleurs homogènes dominent, avec un dépouillement et une stylisation qui s’apparentent à ceux de Paul Gauguin. « Symbolisme – la nature est formée par l’état d’âme de l’observateur » écrit Munch. C’est bien la vision de l’âme qui intéresse Munch, et non celle des yeux.

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Et justement, l’état de contemplation du personnage du premier plan qui s’est détourné de la mer dans la deuxième version est particulièrement interpelant. La tête appuyée sur sa main droite (ou gauche, 2ème version), ce jeune homme, pourtant assis sur la plage ,ne contemple pas la mer. Du moins on imagine son regard tourné vers l’intérieur de son âme, les yeux clos, le visage impassible, cet aspect typique de l’homme atteint de cette terrible mélancolie. Pourquoi un tel état? Voyons un peu plus loin.

La plage semble n’avoir aucune convivialité. Les tons sombres qui la représentent et les formes curieuses qui symbolisent les rochers accentuent un sentiment quasi nocturne. Cet homme est isolé dans une nuit intérieure profonde.

La mer dont on devine le mouvement inlassable des flux et reflux est un symbole du temps inexorable. Pour la psychiatrie, l’élément liquide est aussi le symbole maternel, le liquide primordial, celui dans lequel jadis nous étions à l’abri. Désormais inaccessible, le liquide nous entraine vers la mort sans la moindre possibilité de fuite.

Si l’esprit général de la toile semble montrer le crépuscule, le fond de la  toile semble baigné encore d’une certaine lumière. Qu’on regarde vers la maison  présente dans la seconde toile qui, même si elle est peu détaillée, laisse entrevoir une faible lumière intérieure. Lumière déjà blême, de l’ordre du souvenir. Lumière à tout jamais ternie comme celle d’un foyer désormais vidé de sa vie, obscurité enfin qui, en cette fin de journée rappelle le lieu des amours, le lieu de la maladie, le lieu de la mort.

 

 

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Détail de la maison figurant sur la seconde version.

 

 

Voyons aussi cette barque, prête à accueillir cette étrange silhouette féminine blanche, pure, suivie d’une inquiétante forme humaine sombre. Et on pense immédiatement à la mort qui emporte la jeune fille. Et on imagine la barque des morts qui emmène le défunt dans les profondeurs de la mer Seul retour possible vers le liquide primordial, la mort? Un autre symboliste peindra les Îles des morts, Arnold Böcklin. Il inspirera Rachmaninov et Reger. La blancheur du vêtement de la jeune fille est ici celle du linceul de la mort.

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Arnold Böcklin, L’ïle des morts (1880)

 

Et l’homme, perdu au premier plan ne peut que plonger en lui-même, au cœur de cette mélancolie existentielle, au sein de cette méditation sur la mort. Edvard Munch s’inscrit tout autant dans la pure tradition symboliste que dans les premières manifestations de l’expressionnisme. Chez notre peintre, l’expressionnisme est le résultat, la conséquence des travaux très poussés sur le symbolisme. En effet, Munch exprime l’idée que l’humanité et la nature sont inexorablement unies dans le cycle de la vie et de la mort.

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,
Un automne jonché de taches de rousseur
Et vers le ciel errant de ton œil angélique
Monte, comme dans un jardin mélancolique,
Fidèle, un blanc jet d’eau soupire vers l’Azur!
– Vers l’Azur attendri d’Octobre pâle et pur
Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie
Et laisse, sur l’eau morte où la fauve agonie
Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon,
Se traîner le soleil jaune d’un long rayon.
(Soupir de Stéphane Mallarmé)

Comme dans la pensée de Mallarmé, il ne s’agit plus de nommer les choses ou d’en narrer le déroulement. Le symbolisme suggère plutôt, fait en sorte que le récepteur de l’œuvre ressente l’essence et les émotions. Puisqu’on ne raconte plus, c’est l’émanation qui compte. Chez Munch, il s’agit de percer les mystères de l’âme humaine à partir des images qui le hantent depuis longtemps, son univers est donc totalement intériorisé.

La contemplation de son œuvre, hallucinée, conduit à opérer au tréfonds de sa conscience une recherche du souvenir; c’est une quête dans la texture de la toile des replis de notre âme à laquelle on procède, ressemblant un peu à l’attitude que l’on a face au miroir chez Mallarmé dans la profondeur duquel se reflète et s’abîme notre conscience. Edvard Munch débouche, en procédant de la sorte, sur un expressionnisme oppressant dominé par une tension psychologique portée à son paroxysme. Et c’est au moment où la tension est devenue tellement insoutenable que le corps et l’esprit, épuisés, laissent échapper ce terrible cri qui résume à lui seul toute la tragédie humaine … Bouleversant!