Polyphonie

Il ne faut pas confondre polyphonie et harmonie. Le premier terme désigne en substance un ensemble de deux ou plusieurs lignes mélodiques, mais prend une signification plus précise à partir du IXème siècle, quand le système mélodique jusqu’alors compact du répertoire musical commence à se fissurer. L’harmonie, au sens où on l’entend alors, indique une succession régulière et agréable d’intervalles : avant Jean-Philippe Rameau, les superpositions de notes ne sont jamais vraiment considérées comme de véritables accords. Cette notion sera codifiée dans le traité d’harmonie de Rameau.

Mais c’est avec un traité beaucoup plus ancien nommé De Harmonia institutione d’Hucbald de Saint-Amand, au Xème siècle, que l’on envisage pour la première fois de manière théorique une combinaison calculée et concordante de deux notes simultanées. Il faut cependant se souvenir que les traités ne font généralement que codifier des pratiques déjà bien répandues. La polyphonie nait donc comme un parallélisme des voix : le chant se divise en plusieurs lignes selon les moyens vocaux des chanteurs. Les possibilités offertes par le nouveau procédé sont exploitées au maximum. On s’efforce de ne pas négliger pour autant les préoccupations d’ordre liturgique. N’oublions pas que les principales transformations de la théorie de la musique et ses applications pratiques se déroulent bien souvent dans le cadre de la musique sacrée. Il est donc impossible, à cette époque, de dépasser et même de se passer du répertoire grégorien.


 

Le chant grégorien comme la base de l’élaboration polyphonique. Monodique (à une seule voix) le chant deviendra le support de nouvelles lignes mélodiques chantées par d’autres musiciens. Il restera encore longtemps la base musicale et liturgique de la musique.

La voix supérieure garde ainsi le nom de vox principalis tandis que l’autre, pourtant rigoureusement parallèle, devient la vox organalis. De là découle la première manière de désigner la polyphonie. On parle alors d’organum parallèle.

Par la suite se développe un second type d’organum, reposant sur le redoublement des parties : la transposition des deux lignes à leur octave respective, supérieure et inférieure, donne naissance à une polyphonie nouvelle, habilement agencée. On franchit un pas de plus – d’une extraordinaire importance pour toute l’histoire de la musique –  avec l’organum dit libre, dans lequel sont également introduits d’autres intervalles de quarte, de quinte  et d’octave. Cela suscite des sentiments nouveaux et agrémente la musique en lui apportant plus de variété et en atténuant son aspect mécanique. Ainsi on permet une grande indépendance entre les voix qui deviennent ensuite le principe moteur de la littérature polyphonique.


 

Les organums de Pérotin abandonnent progressivement le parallélisme absolu pour jouer dans la diversité des voix et ainsi enrichir la polyphonie.

Malgré tout, les voix restent rigoureusement superposées, punctum contra punctum (note contre note), d’où le terme de contrepoint utilisé pour définir la superposition de plusieurs lignes mélodiques. Mais la mélodie complémentaire se différencie peu à peu de la mélodie liturgique principale jusqu’à acquérir de surcroît une véritable autonomie rythmique.

Vers les XIIIème siècle, cette évolution conduit à la pratique de ce qu’on nomme le mouvement contraire des parties : l’ancienne mélodie grégorienne prend alors le nom de cantus firmus tandis que l’organalis devient le discantus (déchant). Le cantus firmus reste immuable dans sa fonction de « tenir » et maintenir la mélodie grégorienne comme le fondement de toute la construction à plusieurs voix, tout en acceptant l’insertion d’un certain soutien musical pour donner un répit aux chanteurs. C’est alors qu’il prend également le nom de teneur ou ténor, justement en raison de son rôle particulier de soutien de la mélodie.

Aux deux voix s’en ajoutent une troisième puis une quatrième et le motet s’épanouit. La Renaissance française, s’emarant des innovations de la polyphonie, élargit les structures, réclamant pour la musique une plus grande liberté d’invention, attribuant à chaque voix un dessin différent, favorisant l’affirmation de procédés de construction très importants. En d’autres termes, le chant grégorien n’est plus utilisé au ténor que comme matériau de base de la construction polyphonique.


 

Josquin des Prés et son extraordinaire polyphonie sont donc le résultat d’une longue évolution de l’écriture musicale. Il représente un pilier de l’histoire de la musique.

La grande polyphonie franco-flamande et ses nombreux compositeurs amèneront ces principes lors de leurs voyages en Italie créant la première génération hybride des compositeurs de madrigaux. C’est là une bonne part de l’héritage que reçoit et transcende Monteverdi dans ses premiers madrigaux à quatre et cinq voix. Mais là, à l’aube de l’ère baroque, les techniques seront de plus en plus sophistiquées.


 

Monteverdi, dans son huitième livre de madrigaux atteint l’un des sommets de liberté de contrepoint associé à un souci d’expression de texte d’une formidable efficacité.


On sait que vers la fin du baroque, Jean-Sébastien Bach portera l’art polyphonique à son insurpassable sommet.


 

Avec Jean-Sébastien Bach, la musique polyphonique trouve sa véritable synthèse en une géniale maîtrise au service de l’expression musicale et de la rhétorique. Suivez les voix dans ce « didacticiel » très bien réalisé.

Mais déjà, la polyphonie cède du terrain par rapport au retour en force de la mélodie exigée par le genre nouveau et profane qui a vu le jour dès le début du XVIIème siècle, l’opéra. L’art polyphonique, jugé trop savant, trop complexe et surtout trop ardu à comprendre pour les auditeurs, sera relégué à la musique sacrée ou à quelques procédés expressifs de la musique opératique ou instrumentale. Chaque compositeur, cependant, étudiera, jusqu’à nos jours, l’art du contrepoint et de la polyphonie qui restent le point culminant de toute l’écriture musicale occidentale. Même dans un monde où la polyphonie n’est plus le seul moyen de composer de la musique et que l’harmonie (étude de l’enchainement des accords) semble avoir pris le pas sur le contrepoint, son usage est présent dans quasiment toutes les œuvres de l’histoire de la musique.