« Le talent de Vieuxtemps est merveilleux; ses qualités dominantes sont la grandeur, l’aplomb, la majesté et un goût irréprochable … Ce concerto est une magnifique symphonie avec un violon principal (à propos du 4ème concerto). Je ferai surtout remarquer la beauté et la savante ordonnance de ses compositions. Ce sont des œuvres de maître dont le style mélodique est toujours noble et digne, où l’harmonie la plus riche est constamment mise en relief par une instrumentation ingénieuse et d’un beau coloris… S’il n’était pas un si grand virtuose, on l’acclamerait comme un grand compositeur. » (Hector Berlioz)
« Ce petit garçon deviendra un grand homme. » (Niccolo Paganini)
Henri Vieuxtemps peint par Vieillevoye en 1828
« Quiconque se présente devant le monde doit n’être ni trop jeune ni trop vieux, mais florissant : non seulement par-ci par-là, mais à pleine tige. Pour Henri, on peut fermer les yeux en toute confiance. Comme une fleur embaume, ainsi rayonne ce jeu … Quand on parle de Vieuxtemps, on peut penser à Paganini. » (Robert Schumann)
Voilà des propos très flatteurs de la part d’un Berlioz souvent avare en matière d’éloge mais aussi de la part de la crème de la musique romantique. Il faut avouer que l’unanimité était de mise face à ce jeune homme rempli de talent et un peu oublié aujourd’hui, malgré le rayonnement encore perceptible de l’école belge de violon dont il fut un illustre représentant.
Henri Vieuxtemps (1820-1881) est né à Verviers. Il se révéla un grand virtuose dès son plus jeune âge en donnant son premier récital à sept ans dans sa ville natale en interprétant le cinquième concerto de Rode (lui aussi connu presque exclusivement des violonistes). A quatorze ans, il interprétait le concerto de Beethoven à Vienne alors qu’il était séparé de son professeur Charles de Bériot qui venait d’épouser Maria Malibran et qu’il travaillait alors en autodidacte. Il joua sur les plus grandes scènes du monde le tout grand répertoire, non seulement les modernes, Paganini, Beethoven et Mendelssohn, mais il était également attiré par la musique ancienne (une démarche encore rare à l’époque qui lui avait été inculquée par de Bériot lui-même) comme les sonates de Bach et les oeuvres de Tartini justement remises au goût du jour par Schumann et Mendelssohn.
Mais il se mit à écrire lui-même des compositions pour violon, des concertos et des œuvres de musique de chambre souvent remplies d’une virtuosité très impressionnante. Ce sont surtout les quatrième et cinquième concertos qui nous sont parvenus comme d’authentiques chefs d’œuvres. L’essentiel de sa carrière se fit entre 1833 et 1875. Il se produisit dans le monde entier. Professeur de violon au conservatoire de Saint Petersbourg (1846-1852), il revient enseigner à Bruxelles où il a comme élève un certain Eugène Ysaye… ! Mais il se retrouve partiellement paralysé et perd l’usage de la main gauche. Il décide alors de s’installer chez sa fille en Algérie. Il meurt près d’Alger le 6 juin 1881. Son corps est rapatrié et ses cendres reposent au cimetière de Verviers.
Statue de Vieuxtemps à Verviers
Le cinquième concerto est sans doute le plus connu. Donné à Paris en 1862 par l’auteur lui-même, Wieniawski, qui remplaça Vieuxtemps au Conservatoire de Bruxelles, le proposait souvent lors de ses concerts. C’est, pour ma part, le premier que j’ai connu, grâce au célèbre air tiré de Lucile de Grétry qui sert de second thème à l’adagio central. Petite anecdote: Cette mélodie passait en boucle à la radio belge (aujourd’hui RTBF) … les jours de grève ! Dans un son synthétisé, sans expression, sans émotion, cette mélodie obsédante, dont les paroles pourtant chaleureuses (« Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? ») m’exaspérait, je n’étais sans doute pas le seul, profondément. Ma surprise fut totale quand, plus tard, j’entendis pour la première fois la véritable version de l’œuvre. J’y découvrais une musique très sensible, lyrique et très bien ficelée. Depuis, je l’écoute régulièrement.
Le quatrième concerto date, quant à lui, des années 1849-50, pendant son séjour à Saint Petersbourg. Il le considérait comme sa meilleure œuvre. L’équilibre entre le soliste et la matière orchestrale y est remarquable, comme le soulignait Berlioz. Curieusement, ce concerto comporte quatre mouvements au lieu des trois traditionnellement attribués au genre. Cependant, on omet parfois le scherzo suivant une pratique approuvée par le compositeur lui-même. La tonalité de ré mineur indique d’emblée le ton grave, voir tragique de l’œuvre. La partie orchestrale, très développée dans sa grande introduction au premier mouvement n’est pas sans évoquer Beethoven que Vieuxtemps admirait : « Le grand événement du moment pour moi fut l’audition de Fidelio que j’entendis pour la première fois. L’impression produite sur ma jeune âme de treize ans par cette œuvre fut telle que j’en perdis le boire, le manger et le sommeil. »
Cadence du premier mouvement du concert n°4
L’Andante-Moderato initial, superbe dans son lyrisme tragique, déploie une cadence qui annonce déjà le thème du final.
Sans coupure, débute un magistral Adagio religioso en mi bémol majeur aux allures de choral d’abord présenté par l’orchestre. Le soliste y fait son apparition au moyen de grands arpèges et les deux protagonistes se fondent en un propos illuminé par un sentiment de profondeur que vient rehausser la harpe.
Le scherzo est d’une terrifiante difficulté. On y retrouve la tonalité de ré mineur et le violon s’y fait ironique, impertinent, diabolique même. Quant au trio qui suit, il est basé sur un air de chasse, reprenant ainsi une tradition qui remonte au XVIIIème siècle et qui intégrait cette ambiance aux trios de nombreuses danses, et pas seulement le menuet.
Le final (Allegro marziale) débute en citant l’introduction du premier mouvement. C’est alors un thème rythmé et virtuose (celui de la cadence du mouvement 1). Présenté en ré majeur, il est la percée vers la lumière. On y sent l’influence du final de la Cinquième de Beethoven dans le triomphe orchestral à grand renfort de trompettes et de cuivres. La tonalité de ré majeur éclate avec force pour célébrer cette victoire du héros. Arpèges, doubles et triples notes, le soliste est mis à rude épreuve sans jamais renoncer au lyrisme tout romantique qui reste la caractéristique principale de l’œuvre.
On se demande bien pourquoi ce concerto n’est pas joué plus souvent. Il possède tout : la virtuosité du soliste qui peut se mettre en évidence, la matière orchestrale superbement mise en œuvre, un propos lyrique et tragique tout romantique. Sans parti pris, il pourrait rivaliser avec le premier concerto de Mendelssohn si souvent interprété tant au concert qu’au disque.
Et justement, puisque nous parlons enregistrement, mon préféré est resté bien longtemps un cd introuvable depuis de nombreuses années et enregistré entre 1963 et 1966 par Arthur Grumiaux (encore l’école belge !) et l’Orchestre des Concerts Lamoureux dirigé par Manuel Rosenthal pour Philips. Je me suis laissé dire qu’une réédition pourrait bientôt atteindre la Belgique dans la collection « éloquence » d’Universal Music. Il semble qu’il soit déjà disponible dans certains pays. Dommage car le son de Grumiaux y est sensationnel, ce sont d’ailleurs ses meilleures années. Rosenthal, loin d’être l’accompagnateur d’une œuvre de second rend, donne à l’orchestre toute sa force pour s’unir au propos du violoniste.
Mais depuis quelques mois, l’Orchestre philharmonique de Liège vient de sortir l’intégrale des concertos de Vieuxtemps (Fuga Libera). Une contribution non seulement essentielle au catalogue du compositeur mais surtout une production qui comble un vide injuste dans la discographie. Vous me direz que le label Naxos avait depuis bien longtemps déjà comblé ce vide de très belle manière et c’est vrai, mais il était judicieux que la phalange liégeoise rende hommage à l’un des siens. C’est chose faite et c’est magistral au point de prendre la tête de la discographie en la matière. L’orchestre est placé sous la direction de Patrick Davin et fait appel à sept solistes différents qui, tous, font ou ont fait partie de la fameuse Chapelle musicale Reine Élisabeth: Vineta Sareika, Hrachya Avanesyan, Nikita Boriso-Glebsky, Lorenzo Gatto, Yossif Ivanov, Jolente De Maeyer et Harriet Langley, bref de jeunes virtuoses dont la carrière s’annonce remarquable.
C’est Lorenzo Gatto (Né à Bruxelles en décembre 1986, il commence l’étude du violon à 5 ans. Dès l’âge de 12 ans, il intègre le Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles dans la classe de Véronique Bogaerts où il obtient à 17 ans le diplôme supérieur de violon avec la plus grande distinction . Il se perfectionne par la suite auprès de Herman Krebbers aux Pays-Bas, d’Augustin Dumay à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth en Belgique et de Boris Kuschnir à Vienne. Il obtient de nombreux prix dans les concours internationaux dont un superbe deuxième prix au Concours Musical Reine Élisabeth en 2009) qui interprète magistralement le Concerto n°4 dont je vous parlais aujourd’hui.
Quant au Cinquième, il a été confié au superbe Yossif Ivanov ( né à Anvers en 1986 , il poursuit études auprès de Zakhar Bron à Lübeck, de Igor et Valery Oistrakh au Conservatoire Royal de Bruxelles puis à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Depuis octobre 2004, il se perfectionne à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth sous la direction d’Augustin Dumay. En mai 2005, Yossif Ivanov remporte le Deuxième Prix – « Prix Eugène Ysaÿe » – au Concours Musical International Reine Elisabeth de Belgique, ainsi que le Prix du Public).
Les deux solistes, qui sont les réguliers invités de l’OPL. Ils signent là un enregistrement qui va devenir la référence discographique de ces deux concertos de Henri Vieuxtemps.