Transcendance

Il y a encore beaucoup trop de mélomanes qui pensent que la musique de Franz Liszt est seulement l’affaire de virtuosité. On reconnaît volontiers le fameux pianiste comme l’inventeur du récital moderne, le créateur du poème symphonique et le premier pianiste moderne, développant une technique d’avant-garde dont lui ne parle pas abondamment, mais que sa musique dévoile à chaque mesure, on ne sait pas toujours la profondeur qui anime son propos. C’est, il me semble oublier que sous l’étoffe d’un héros pianistique se cache un compositeur de tout premier plan, un homme que la réflexion, la culture (l’érudition même) et la spiritualité ont placé au premier rang des génies du romantisme.

 

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Moulage des mains de Franz Liszt


Mais si cette virtuosité est bel et bien présente, si elle occupe une bonne place au sein des œuvres pour piano du maître, elle n’a pas pour but l’acrobatie de cirque gratuite et que bon nombre d’esprits chagrins lui attribuent. En rester là est non seulement injuste, mais démontre surtout une méconnaissance d’un des aspects fondamentaux du romantisme.


Claudio Arrau, un vrai poète du piano fait appel à une transcendance exceptionnelle pour donner à ces Jeux d’eau à la Villa d’Este (Années de pélerinage) un miroitement exceptionnel en timbres variés. La virtuosité n’est pas toujours où l’on croit. Ce qui prime ici, c’est l’esprit qui transcende l’instrument.

On sait que Paganini fut un modèle pour Liszt. Un exemple très rapidement surpassé ! L’homme romantique, on le sait, centre désormais une bonne part de ses réflexions sur son individualité. Celle-ci résulte d’une nouvelle perception du monde, moins assujettie à l’autorité divine des siècles précédents. Si on excepte quelques courants mystiques qui s’attachent encore à une imagerie spirituelle ancienne et démodée, les penseurs, sous l’effet des philosophes du Siècle des Lumières, en sont venus à admettre que Dieu, loin d’être un être anthropomorphe jugeant la race humaine du haut du Ciel, était plus diffus, plus abstrait, impalpable. On affirmait même qu’il était dans tout. Les nombreuses manifestations de panthéisme (Dieu est dans tout) ont déterminé une nouvelle vision du monde. La Nature au sens large et avec une majuscule est ce « Tout » dans lequel l’homme désire se fondre. La Nature est la nouvelle divinité. La vie est donc représentée comme un cycle infini. Cela signifie ni plus ni moins que l’homme, participant lui aussi à la nature, s’insère dans ces cycles et « refleuri éternellement » avec eux au printemps. G. Mahler fera encore usage de cette image à la fin de son sublime Chant de la Terre aux touts débuts du XXème siècle.

 

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Franz Liszt au piano lors d’un concert.


Ainsi, entre la Symphonie pastorale de Beethoven et la fin du Chant de la Terre, ce n’est pas moins d’un siècle qui vivra à ce nouveau rythme cyclique teinté de nombreuses variantes et de réflexions certes bien plus approfondies. Cet esprit plane également sur Liszt et conditionne, je crois, sa vision de monde et, dans une large mesure, sa religiosité. Car puisque Dieu est dans tout, Dieu est dans l’homme. Il y a une part de Dieu dans cet être humain. Constatation logique certes, constatation qui résulte d’une longue introspection que le XIXème siècle entame très tôt. Qu’on se souvienne des visions de l’homme et de son double des lieders de Schubert, qu’on revoie les toiles de cet étrange peintre suisse, Füssli, développant fantômes et sorcières, qu’on médite encore sur le sens intérieur des peintures de Friedrich, qu’on relise les nombreuses œuvres de Victor Hugo… l’introspection est partout ! C’est d’ailleurs ce qui ramène les drames de Shakespeare au premier plan à cette époque. Ces derniers étaient porteurs, déjà, de cette introspection psychologique à travers les destins terribles de héros… pas toujours vertueux… mais tellement humains.

 

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Johann Heinrich Füssli, Les trois sorcières de Macbeth (1783)


Ainsi, la psychologie humaine annonce la psychanalyse qui sera le propre de l’introspection au XXème siècle… Mais nous n’en sommes pas là ! Dans cette quête, l’homme, qui est aussi un peu Dieu, cherche à se surpasser, à dépasser ses possibilités. Dans un absolu de dépassement de soi, de transcendance en un mot, l’homme trouve l’extase, l’absolu. La virtuosité instrumentale répond magistralement à cette démarche plus spirituelle que spectaculaire. En effet, dépasser ses propres limites, repousser l’impossible dans le jeu musical ne procure pas pour Liszt une satisfaction primaire de singe savant mais crée l’illusion de puissance, de pouvoir et… de liberté. Car pour atteindre à cette virtuosité, il a fallu gagner une liberté face au jeu technique. Il a fallu surpasser ces incroyables difficultés qui défient la nature physique de l’homme. J’ai déjà évoqué par ailleurs cet étrange sentiment de liberté auquel goûtent les virtuoses qui ont maîtrisé une bonne part de la technique instrumentale (mais la liberté totale existe-t-elle ?). Atteindre ce sentiment de liberté absolue, c’est s’extraire du temps ordinaire, c’est ressentir quelque chose que les grands mystiques semblent avoir également perçu, un peu de cette libération, de cette rédemption souvent évoquée rarement atteinte.

 

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Johann Heinrich Füssli, Silence (1799-1801)


Si la virtuosité a pour but la transcendance, elle se justifie pleinement, sans doute de manière plus satisfaisante pour celui qui la pratique que pour celui qui, spectateur ou auditeur, y assiste. C’est là que se trouve toute la confusion. Ceux qui condamnent cette virtuosité sont également ceux qui ne la pratiquent pas et qui n’en n’ont donc qu’une perception extérieure… non transcendante. C’est cela qu’il faut bien comprendre. Le meilleur exemple est celui de Paganini dont on s’amuse à observer les acrobaties, dont on admire les prouesses, mais dont on s’accorde à dire que la musique, au-delà de cet aspect ne véhicule pas de grande pensée. Mais demandez à un violoniste capable de jouer cette musique ce qu’il ressent, le propos sera très différent, il vous parlera de cette transcendance, de cette soif de liberté, de ce sentiment… d’immortalité au moment où il joue. Schopenhauer, et sa philosophie de l’art et de la musique en particulier, n’est pas loin !


Doit-on considérer les Études d’exécution transcendante de Liszt au même niveau que les Caprices de Paganini ? Seulement dans un premier temps. Elles sont un sommet de difficulté, elles combinent et cumulent les prouesses pianistiques comme encore jamais auparavant. Pourtant, elles ne sont pas que cela. Leur écriture est profonde, expressive, dense, réfléchie et très suggestive. Il y a dans ces douze études une poésie exceptionnelle qui répond à l’autre pan de la pensée romantique, celle que Schopenhauer, encore lui, accordait à la seule musique, l’expression de l’absolu. Liszt, comme beaucoup d’autres compositeurs romantiques, en a bien conscience et chaque pièce est, en plus de outil perfectionné de technique, une vision poétique complètement autonome et puissante.

C’est d’ailleurs ce qui justifie le succès auprès des publics. C’est le fait que les études épanouissent le talent technique et la transcendance des pianistes, devenus musiciens qui surplombent leur instrument dans une liberté fièrement conquise pour l’expression même de la poésie. Mais c’est aussi, et surtout, cette poésie de tous les instants qui transporte et méduse l’auditeur concentré. Alors, on se prend à considérer avec admiration que la technique n’est qu’un outil, un tremplin pour sauter beaucoup plus loin… Les Études en effet, donnent, tout comme les Années de pèlerinage, à percevoir l’essence du monde, l’essence de la Nature, l’essence de l’homme. Rien que ça ! Ultime magie, sortilège bienfaisant, miroir de l’âme !

Pas surprenant que Liszt ait été tellement bouleversé par le mythe de Faust, lui qui, tout jeune encore, rencontrait le grand Goethe et s’imprégnait de ses questions existentielles. Si Paganini se donnait l’apparence du diable en personne pour faire passer sa démoniaque virtuosité, Liszt s’imprègne, au contraire du docteur Faust, de cet homme qui cherche inlassablement l’absolu, de cet être qui, s’il s’est égaré dans de démoniaques pensées, garde de pures intentions, cherche désespérément à comprendre le monde. Il n’y a chez Liszt aucune idée malveillante, aucun détournement malhonnête. Qu’on lise sa biographie et c’est un homme bon qui apparaît, un personnage préoccupé par l’humain et même déjà par l’humanitaire. Franz Liszt, s’il est conscient de ses moyens reste toujours modeste face au monde et à la Nature. Sa sincère spiritualité l’accompagne et le maintient à sa juste place. Oui, décidément la virtuosité lisztienne est de l’ordre du spirituel, qu’on se le dise !

Conséquence de tout cela ? Un piano-orchestre, d’abord, dont les sonorités sont infinies comme les infinies combinaisons d’instruments. Orchestre symphonique puissant, le piano de Liszt déplace les montagnes et semble n’avoir aucune limite (Mazeppa, par exemple). Orchestre de chambre aux sonorités intimes (Harmonies du soir, par exemple), il miroite en des parfums subtils et annonce Baudelaire dans son symbolisme. Simple voix, il chante l’amour, celui qui permet de vivre d’abord, mais surtout celui qui transporte au loin. La pensée de Richard Wagner n’est pas loin. Multiforme, le piano de Liszt développe d’innombrables visages, toujours nouveaux, toujours surprenants, toujours à créer et à vivre.


Harmonie du Soir par S. Richter

Comparer les vingt-quatre études de Chopin aux études de Liszt démontre la vision orchestrale du second ainsi que la combinaison des difficultés. Tous les deux atteignent à la poésie, mais par des moyens différents. Chaque étude de Chopin s’en tient, avec une rigueur bien classique (et c’est déjà beaucoup !) à un seul problème technique. Liszt les multiplie et superpose les types de difficulté. Ainsi « Feux follets » ajoute aux tierces chromatiques de Chopin (op. 25 n°6) une foule d’autres inventions, ainsi la Dixième étude de Liszt (Allegro agitato molto) ressemble à l’op. 10 n°9 de Chopin avec une surenchère de moyens, comme une image reflétée par un jeu de miroirs déformants.

Octaves, arpèges, accords alternés aux deux mains, et combinaisons diverses ne sont pas de simples baroquismes de surenchère, ce sont là les traces de la transcendance digitale elle-même gouvernée par une formidable acuité auditive et une capacité d’imagination poétique. Une polyphonie de virtuosité ne pouvait créer que cet état de transe. Et justement, atteindre cette liberté, ce but très élevé, n’est accessible qu’à celui qui aura gardé la modestie de l’homme. Travailler, toujours travailler, se questionner incessamment,  toujours recommencer, remettre l’ouvrage sur le métier, telle est la devise pour qu’un jour peut-être un sentiment de liberté se fasse jour comme la plus formidable des récompenses, comme la suprême incitation à continuer, toujours et partout… ! Et l’œuvre de Liszt ? Une telle musique était prédisposée à laisser entrevoir à celui qui est libéré l’essence des choses.


Cette place qu’occupe la virtuosité pendant le romantisme est, on le voit, une démarche tout aussi spirituelle que physique. Ici s’applique sans doute plus qu’ailleurs la fameuse maxime, « Mens sana in corpore sano », qui prédispose à la transcendance.